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L’ « économie sociale de marché », une fausse amie

par Serge Le Quéau - Membre du Bureau National d’Attac

dimanche 20 mars 2005, par ab (JournArles)

On débat beaucoup, en France, du « traité établissant une constitution pour l’Europe », mais trop souvent d’une façon imprécise et fantasmatique, sans jamais établir les grandes inspirations de ce long texte ennuyeux. L’immense majorité de nos représentants politiques ne semble pas pouvoir dire - ne veulent-ils pas le dire ? - que ce traité est d’une remarquable cohérence intellectuelle.

Les eurodéputés sont-ils tellement dissipés durant leurs travaux pour qu’ils soient incapables de donner la grande ligne de ce texte sur lequel leurs concitoyens vont être amenés à se prononcé par référendum ?

Ce texte tient, selon nous, une véritable ligne politique. A quelques avancées cosmétiques près par rapport aux traités antérieurs, il ne fait que reprendre, en les systématisant, les principes intellectuels qui régissent la construction européenne depuis le milieu des années 1980.

D’emblée, l’article 1-3 du titre 1 (« définitions et objectifs de l’Union ») est révélateur. Cet article capital définit explicitement les missions de l’Union européenne. Son alinéa 2 détermine la priorité d’ « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée ». L’alinéa 3, quant à lui, dispose que « l’Europe œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive (...) ». Concurrence libre, stabilité des prix, économie sociale de marché : ces trois thèmes sont devenus tellement courants dans les discours politiques des gouvernements européens depuis plusieurs décennies, qu’on risque d’oublier qu’ils viennent tout droit d’une école de pensée structurée autour de principes économiques qui sont devenus les dogmes pour l’action politique européenne. Cette école de pensée, c’est, justement, l’ « économie sociale de marché ».

Attention, le terme « économie sociale de marché » (en allemand Soziale Marktwirtschaft) est un faux-ami comme on dit en lexicologie, c’est une étiquette trompeuse. Il est remarquable que pas un exégète du traité n’ait expliqué la signification de cette locution pourtant omniprésente. S’ils l’ignorent, c’est presque pire... L’ « économie sociale de marché » ne renvoie pas du tout à un mixte entre économie sociale et économie de marché. Il s’agit d’un courant de pensée né dans l’Allemagne fédérale d’après-guerre et rassemblant des économistes conservateurs autour de la revue Ordo (d’où l’autre nom de ce courant, l’« ordolibéralisme »). Ses fondateurs, les économistes Walter Eucken, Wilhelm Röpke et Alfred Müller-Armack ont très largement influencé la politique économique des chanceliers allemands, conservateurs (CDU) mais aussi sociaux-démocrates (SPD), ce qui les a auréolé de la paternité intellectuelle du « miracle économique ouest-allemand »,. Leur influence posthume est plus aujourd’hui beaucoup plus large et plus forte. Leurs théories ont été reprises et radicalisées par les traités européens qui se sont succédés depuis une vingtaine d’années. Délestées du contrepoids de l’Etat social qui les contrebalançait lorsqu’elles étaient appliquées en RFA ces idées constituent l’armature intellectuelle des décideurs de l’Europe d’aujourd’hui. L’actuelle commission Barroso, tout comme la commission Prodi avant elle, compte de nombreux promoteurs de cette pensée ordolibérale qui fait l’objet d’un consensus entre la droite et la gauche sociale-libérale. Et dans le personnel politique de tous les pays européens, on retrouve des tenants intransigeants de ces dogmes, souvent impensés comme tels, tant à droite qu’à gauche.

L’économie sociale de marché est fondée sur deux piliers théoriques. Il s’agit, comme le reprend fidèlement le traité constitutionnel, de la politique monétaire et la politique de concurrence. La politique monétaire doit être soustraite aux mains du pouvoir politique, donc des citoyens, pour être assumée par des experts indépendants, condition nécessaire pour éviter une souplesse monétaire, considérée comme « laxiste », qui aboutit à des risques inflationnistes. L’Allemagne fédérale et son Deutsche Mark fort a exporté son modèle de politique restrictive à tous les pays usagers de l’euro. Dans le cadre de l’UEM, la politique monétaire de l’Union européenne est décidée par une Banque centrale statutairement indépendante sur lesquels les citoyens des Etats-membres n’ont aucune prise. Outre le déficit démocratique évident et choquant, les conséquences négatives de ce statut sont très visibles en ce moment. Le dogme ordolibéral anti-inflationniste conduit ainsi l’Europe a mener une politique d’euro très fort (par rapport au dollar), désastreuse en terme de croissance économique, d’exportations et d’emplois. Les vendeurs d’Airbus peuvent en témoigner : il est difficile d’être compétitif sur le marché mondial avec une sous-traitance payée en euros. On imagine bien, qu’au final, c’est la masse salariale qui devra s’adapter avec tout l’effet pervers induit en terme de baisse de la demande.

Le deuxième pilier est la politique de la concurrence qui devient le cœur de toute la politique économique. Le meilleur expert pour expliquer la philosophie de la politique européenne en la matière est le commissaire européen au marché intérieur sortant, le Néerlandais Frits Bolkestein, inlassable avocat de l’ordolibéralisme. « Une concentration de pouvoir abusive entre les mains d’un ou de plusieurs opérateurs dominants, donnant lieu à la formation de monopoles et de cartels, peut entraver le libre accès au marché et la libre sortie du marché, et perturber ainsi la formation des prix. (...) La pensée de Eucken et les solutions proposées par lui restent d’actualité, comme le montre le fait que le cadre conceptuel qu’il a élaboré est toujours utilisé dans la politique européenne de concurrence .(...) Il estimait que les autorités devaient intervenir le moins possible dans la vie économique, car il était indispensable que celle-ci soit façonnée par l’individu libre et responsable. Pour Eucken, le socialisme était une vision d’horreur, un modèle, non seulement d’inefficacité, mais aussi, et surtout, d’absence de liberté. »[1]. La politique de d’unification du marché intérieur inspiré par l’économie sociale de marché s’appuie donc sur des postulats très clairs ; il n’est pas étonnant que la direction empruntée aille systématiquement vers le démantèlement de tous les services publics (gaziers, électriques, postaux, etc.) conçus comme autant d’oligopoles dont la position dominante sur le marché est insupportable aux tenants de la concurrence pure et parfaite. Dans cette optique on peut comprendre aussi que la fameuse directive « services » du même Frits Bolkestein n’était en aucune façon une erreur, sauf une erreur de timing risquant de faire capoter l’issue positive des référendums nationaux de ratification. L’ouverture à la libre concurrence intracommunautaire des services est cohérente avec la logique ordolibérale de la commission. Le fait que les états risquent d’entrer en compétition pour proposer la législation sociale la moins coercitive pour les entreprises n’est pas un effet indirect de cette politique : c’est au contraire son objectif profond. Le droit du travail, les systèmes de salaires socialisés, toutes ces conquêtes du salariat sont vues comme des obstacles à la constitution une marché unifié et dynamique des services. Ce secteur étant aujourd’hui considéré par les grandes entreprises et par la commission européenne comme potentiellement riche de profits futurs, le dumping social est à l’ordre du jour. La France devra-t-elle se mettre au niveau des législations sociales lituaniennes ou chypriotes ? Rien dans le texte du traité laisse penser le contraire, même si la directive « services » est mise sous le boisseau le temps des campagnes référendaires. La même lucidité peut nous faire craindre, à moyen terme, la mise sur agenda d’un marché européen des services éducatifs ou de santé, dont la libéralisation qui promet d’être juteuse peut faire saliver les investisseurs, mais inquiéter, à juste titre, les malades et futurs malades, les élèves et leurs parents, pour peu qu’ils ne soient pas issus des couches sociales fortunées.

Si l’on attentivement lit Bolkestein, les salariés européens peuvent se faire du souci. « Il est absolument nécessaire de progresser dans un [le] domaine de la flexibilisation du marché de l’emploi. Le seul instrument auquel nous puissions recourir efficacement à court terme pour amortir un choc économique éventuel est d’ailleurs celui de la flexibilité des salaires et des prix. Le redressement remarquablement rapide des économies d’Extrême-Orient s’explique pour une part non négligeable par la volonté de la population d’occuper tous les emplois disponibles et d’accepter, au besoin, un salaire réduit pour un même travail. En Europe, une réglementation sociale touffue a causé du tort au marché de l’emploi, en le rendant inconsistant et rigide. Pour en accroître la flexibilité, il serait peut-être utile de passer au peigne fin les 70 000 pages de l’acquis communautaire pour voir s’il n’existe pas, dans le domaine du travail, des dispositions que l’on pourrait utilement supprimer parce qu’elles ont des effets négatifs trop importants sur la flexibilité (...) ». De même, les think tanks ordolibéraux, très influents dans les bureaux des commissaires de Bruxelles, ne cessent de militer pour le démantèlement des système de retraites par répartition en vue d’imposer un régime de fonds de pension encouragé par des mesures fiscales.

Les commissaires libéraux, véritables pilotes de l’UE quoique sans véritable légitimité démocratique, ont l’immense avantage de parler clair, là où nos promoteurs français du « oui » mettent un rideau de fumée sur les véritables orientations de l’Europe. Le statut particulier des commissaires ne les oblige pas à tenir des discours hypocrites ou rassurants pour les électeurs ; écoutons-les pour connaître l’Europe qui se prépare. Il est étrange d’entendre M. Strauss-Kahn accuser d’ « irresponsable » M. Barroso, après que ce dernier ait dit que la directive services était toujours à l’ordre du jour, y compris le « principe du pays d’origine » (c’est-à-dire la possibilité du « dumping social » entre pays de l’UE). Il serait donc irresponsable de dire la vérité aux citoyens qui s’apprêtent à décider leur avenir collectif. Dès le lendemain du référendum, gageons qu’on entendra plus guère M. Strauss-Kahn s’opposer à la méchante directive...

Pour finir, donnons une idée de la philosophie politique de la fameuse économie sociale de marché. En matière de promotion de l’égoïsme capitaliste comme premier principe social, le libéralisme des ordolibéraux a peu a envier à l’ultralibéralisme de Friedrich von Hayek et de Milton Friedman, les inspirateurs des désastreuses déréglementations mises en œuvres par R. Reagan et M. Thatcher. Röpke fut d’ailleurs membre, avec ces deux économistes, de la société du Mont-Pélerin fondée en 1947 pour saper les bases de l’influence intellectuelle de la social-démocratie et du keynésianisme. Ecoutons une dernière fois l’ancien commisaire Bolkestein : « Si les libéraux considèrent la liberté comme une évidence, ils ne se prononcent pas quant à la manière dont chacun doit utiliser cette liberté. (...) La liberté, a dit un jour l’ancien président des États-Unis Ronald Reagan, c’est aussi la liberté d’être idiot. Ou, pourrions-nous ajouter, la liberté de se replier sur soi-même, de manquer d’ambition ou même, d’être malheureux ». L’Europe ordolibérale ne se contente pas de construire les conditions objectives d’une précarisation et d’une paupérisation d’une grande partie du salariat. Elle développe et diffuse, par ses dispositifs et ses politiques publiques, une théorie justifiant philosophiquement le développement de la pauvreté et de l’exclusion, donnant par avance raison à la généralisation inquiétante de la surdité des « responsables » aux appels à la justice sociale. Pour eux, les victimes du système ont fait le choix d’être minables, tant pis pour eux, c’est cela la liberté...

Depuis le traité de l’Acte Unique européen, signé conjointement, pour la France, par François Mitterrand et Jacques Chirac en 1986, l’Europe se construit selon les principes de l’orthodoxie ordolibérale, méthodiquement. Le traité constitutionnel est le dernier avatar de cette série, un peu plus avenant, peut-être, que les traités de Nice et d’Amsterdam, parce qu’on le présente à l’approbation des électeurs. La consultation référendaire est une chance pour modifier la direction du navire européen dans un sens plus équitable, moins outrageusement favorable aux grandes entreprises et à la spéculation financière.

Au moment où ses dogmes économiques deviendront des principes à valeur constitutionnelle (si le « oui » l’emporte, ils ne pourront être modifiés qu’à l’unanimité des 25 membres, autant dire jamais !), l’ordolibéralisme est le véritable objet du référendum. Voter non lors du référendum est un moyen d’enrayer la progression d’une idéologie économiquement très contestable, régressive du point de vue civilisationnel. Refusons de nous laisser enfermer , pour cinquante ans au moins, dans la nasse libérale !

Serge Le Quéau - Membre du Bureau National d’Attac.

[1] Frits Bolkestein , membre de la Commission européenne responsable du marché intérieur et de la fiscalité, Colloque : "Construire l’Europe libérale du XXIe siècle", Institut Walter Eucken, Fribourg, le 10 juillet 2000.

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