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Marie-José Mondzain « Le « oui » va mal

La campagne pour le « oui » bat son plein

Le traité constitutionnel européen - la trahison d’une certaine idée de la démocratie.

mercredi 27 avril 2005, par Forum Civique Européen

Quelle que soit son histoire, toute vie d’homme trouve son prix non calculable, non mesurable dans le commerce gratuit du temps consacré à partager du sens et de l’espoir.
Dire « non », c’est ainsi poser la question de la communauté non pas en termes de pouvoir à prendre ou de pouvoir d’achat, mais en termes de partage et de reconnaissance.

« Le « oui » va mal.
Désormais, la campagne pour le « oui » bat son plein.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Depuis une semaine, et pour quatre semaines encore sans aucun doute, cela veut dire que l’acceptation du traité constitutionnel ne doit plus être l’objet d’un débat contradictoire et démocratique au sujet d’un avenir commun, mais un objet pris dans un pur rapport de forces.
Bras de fer contre un bras de terre, puisque que les champions du « oui » contrôlent pratiquement tous les médias. Les journalistes, consentants ou non, se trouvent destitués de la dignité de leur profession, de leur fonction d’information, de médiation entre les libres expressions de ceux qui veulent débattre, parler pour comprendre.

Désormais, on assiste à la transformation de la campagne du « oui » en programme de showbiz orchestré par des animateurs des spécialistes en divertissement.

Les citoyens ne sont plus respectés, ils sont devenus un public à conquérir. L’électeur est un spectateur à qui l’on doit à tout prix éviter de penser comme on épargnerait l’ennui. Il devient une cible pour la vente d’un produit ; ce produit, c’est le traité. La campagne est affaire de marketing.
Nous n’attendrons pas le 29 mai pour dire non à ce traitement indigne, qui augure assez bien de ce qui nous attend dans le cadre même du dit traité.
Il y a quelques années, nous avons déploré, quand nous n’en avons pas ri, que Berlusconi s’empare du pouvoir en animateur de télé dont il contrôlait tous les programmes. Il occupait la scène en amuseur brillant et demandait en séducteur à son public de lui faire confiance dans une double matière : celle de l’économie et celle du divertissement - car c’est tout un : là-dessus, la crise des intermittents a bien fait symptôme. Ils nous ont fait entendre un fort signal, ne l’oublions jamais.
Mais devant Berlusconi, nous avons alors pensé qu’une telle caricature de la démocratie n’était possible que dans un pays qui abritait sur son sol et par tradition quelques grands histrions du théâtre de la vie publique. Quelle erreur ! Aujourd’hui, la classe politique au pouvoir en France n’a pas résisté à l’ivresse des plateaux, à la frénésie du spectacle, aux bénéfices de l’« entertainment ». Dire « oui », c’est faire partie de la grande famille des permanents du spectacle.
Quel est le bénéfice attendu d’une telle parodie du vivre ensemble qui a dû être vendue à notre président par un conseiller en communication ?

Il s’agit de fabriquer l’image avenante du ouiouiste européen qui ne fait plus obstacle à rien :

non seulement, comme on nous le dit, à la libre concurrence, mais qui ne fait plus obstacle à quoi que ce soit. Le ouiouiste ignore tous les obstacles, ne résistant à rien ni à personne, toujours d’accord avec tous les accords, il est lui-même irrésistible.
Mode d’emploi : comment fabrique-t-on un ouiouiste ? On le choisit, on l’invite, on lui serre la main. Puis on lui demande de s’exprimer, on l’écoute avec aménité, on lui demande ce qu’il n’a pas bien compris. On va tout lui expliquer, car s’il doute, s’il critique, c’est qu’il est encore trop jeune, encore ignorant, pas assez confiant. Il ne faut pas hésiter à lui faire peur, et le mieux est d’essayer de l’endormir. Après quoi, on mange, on boit, on fait de la musique, on va danser, peut-être.
Le profil européen du bon ouiouiste est celui-ci : il est jeune, il est beau, dynamique et confiant. Il a du travail, et s’il n’en a pas, il en aura dès demain matin. Il a un toit, et s’il n’en a pas, il en aura un après-demain. Il sera bientôt riche. Il voyage gaiement, parlant cinq langues, et partout où il va, toujours gaiement bien sûr, il a quelque chose à vendre. Il ne connaît qu’un transport : le wagon de marchandises.
Car le ouiouiste est toujours acheteur et vendeur de quelque chose.

Tout ce que fait le ouiouiste peut se vendre. Tout ce qu’il désire s’achète. Tout ce dont il rêve est en boutique. Que le meilleur ouiouiste gagne - ou plutôt, celui qui gagne le plus est le meilleur ouiouiste. Un ouiouiste doit être gagnant.

Il vend tout, il achète tout, même la confiance, l’air pur, l’eau potable, le médicament. Il vend les OGM et il achète chèrement son bio. Mais il achète aussi le savoir, la pensée, la culture, la création de masse et la culture de classe, il achète les choses et les images des choses... Le ouiouiste est un consommateur effréné du bonheur, un boulimique de la communication, un accro du shopping tous azimuts. Il ne sait plus recevoir et il lui sera interdit de donner.
Telle est l’image que l’on veut nous vendre. Je crois qu’elle présente un avantage considérable pour nous qui résistons, c’est que le « oui » cesse ainsi de se respecter lui-même. Le fabricant du ouiouiste méprise et sous-estime sa propre créature.
Quel citoyen de bonne foi qui croit légitimement à l’Europe et qui acquiesce au traité, ne sera pas pris d’un haut-le-cœur et rempli de révolte, car il ne peut ni ne veut se reconnaître dans cette caricature de la citoyenneté ?
Quant à moi, si je résiste aux sirènes ouiouistes, ce n’est pas par esprit de contradiction, ce n’est pas parce que je ne suis plus jeune ou que je n’ai plus d’espoir, que je ne crois plus au bonheur d’être ensemble.
C’est exactement tout le contraire.
C’est parce que je fais partie, avec une majorité croissante de citoyens, non seulement de tous ceux qui n’ont pas grand chose à vendre ni le fantasme de pouvoir tout acheter, mais de tous ceux qui avec moi et souvent bien plus que moi encore, passent leur vie non pas à vendre et à acheter, mais à donner, à transmettre, à éveiller les esprits, à célébrer la puissance de la parole, le sens des émotions, à échanger des idées et des signes, à poser des questions, à proposer des figures, certes fragiles, mais si précieuses, du partage.
Quelle que soit son histoire, toute vie d’homme trouve son prix non calculable, non mesurable dans le commerce gratuit du temps consacré à partager du sens et de l’espoir.
Dire « non », c’est ainsi poser la question de la communauté non pas en termes de pouvoir à prendre ou de pouvoir d’achat, mais en termes de partage et de reconnaissance.
Ce n’est pas une posture nihiliste ni rétrograde, car ce n’est pas au nom du passé que nous nous battons. Nous n’invoquons pas le charme monarchique d’un monde révolu, ni l’effroi du chaos. Non, nous nous battons pour une autre figure de l’avenir.
Cet avenir est à construire.
Par quoi je veux dire que dire « non » à ce traité constitutionnel n’est pas une position négative, mais bien au contraire la posture positive par excellence, affirmative, même, et constructive.
Nous devons travailler pour faire entendre de plus en plus clairement à quoi nous disons « oui ».
À la question :

« mais que proposez vous à la place du traité ? », ne soyons pas embarrassés pour répondre : à la place du traité actuel, nous voulons un texte qui nous fasse une autre place. Et c’est cette place que nous voulons partager pour produire tous ensemble le texte qui construira l’Europe socialement et politiquement, c’est-à-dire une Europe où tous ceux qui n’ont rien à vendre restent notre bien commun le plus précieux. »

[Marie-José Mondzain]

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