Le Sud mexicain se met en commune

vendredi 13 octobre 2006, par Confédération Paysanne 13

La démocratie parlementaire mexicaine est mise à nue. Une énième fraude, commise par la droite avec la complicité de l’ancien parti unique, aurait légèrement forcé la machine lors du scrutin du 2 juillet. En face, une insurrection civile montait déjà en puissance en pleine campagne électorale. À Oaxaca, les gens ne reconnaissent plus les autorités et envisagent de se gouverner eux-mêmes. Mais gare aux ruades du Léviathan !

par Nicolas Arraitz

Le 1er août, à Oaxaca, capitale de l’État du même nom, six mille femmes armées de casseroles ont occupé la radio et la télévision officielles. Pendant trois semaines, à micro ouvert, elles - et leurs maris - vont remplacer les journalistes devant les caméras et présenter les infos sans rougir de leurs tabliers de ménagère. Radio La Ley est rebaptisée Radio Casserole. Voilà maintenant plus de cent jours que Oaxaca, Etat voisin du Chiapas, est entré en zone de turbulences. Ça a commencé le 22 mai, en pleine campagne électorale, avec une grève des maîtres d’école. Leur revendication : une prime de vie chère et des moyens pour les écoles rurales. Le gouverneur Ruiz refusant de négocier, 20 000 d’entre eux occupent le centre de la capitale [la ville de Oaxaca, ndlr]. Le 14 juin, malgré une campagne de presse calomnieuse et après une intervention policière ultra violente contre leur campement, la population s’insurge en leur faveur. Depuis, l’industrie touristique, les administrations et les tribunaux sont en berne et une Assemblée populaire du peuple de Oaxaca (APPO), réunissant syndicats indépendants, associations et municipalités en rébellion, paralyse la ville en exigeant la démission du gouverneur. « Le 14 juin marque une rupture dans l’histoire de Oaxaca », déclare Aldo González, dirigeant zapotèque de l’Union des Organisations Sociales de la Sierra Juárez. « La population s’est sentie attaquée. Les premiers à réagir ont été les gens des quartiers. Mais dans la Sierra [montagne, ndlr], les gens collectaient déjà des vivres pour les grévistes. Tous ne peuvent pas se déplacer, mais presque tous sont là. »

Oaxaca est un fief historique du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), l’ancien parti unique qui a cédé le pouvoir fédéral à la droite en 2000, après 70 ans de règne sans partage. Ici, le PRI continuait à faire carton plein à chaque élection, grâce à un système clientéliste musclé. Oaxaca est un état pauvre, à majorité indienne. La source principale de revenus est l’argent envoyé par les émigrés. En 1995, de crainte que le soulèvement zapatiste n’essaime aussi dans ces montagnes-là, le PRI lâche du lest en reconnaissant légalement la démocratie indigène. Le parlement local vote une loi dite « des us et coutumes », avec en arrière-pensée la ferme intention d’intégrer les communautés « autonomes » à sa clientèle électorale. Le gouverneur s’appuie pour cela sur des caciques indigènes, qui imposent aux villages leurs négoces avec des entrepreneurs véreux. De plus en plus de communautés se rebellent contre ces corruptions et, accusées de terrorisme, sont en butte à une répression brutale. Des dizaines de paysans sont assassinés ou moisissent en prison pour avoir osé tenir tête aux notables du PRI. C’est de cette résistance que se nourrit l’actuel mouvement d’insurrection civile.

Parce qu’il y a vu un miroir grossissant de ses propres appétits, l’archaïsme politique du PRI s’est mis depuis quelques années au service d’un projet des plus modernes : le Plan Puebla Panama [1], méga-entreprise de conquête économique qui lorgne sur toute l’Amérique centrale. Dans ce cadre, l’isthme de Tehuantepec ferait office d’alternative au canal de Panama. Un large couloir d’autoroutes et de voies de chemin de fer relierait la mer des Caraïbes et l’océan Atlantique. Ce couloir devant attirer une ribambelle d’usines de montage (maquilas) [2], des barrages et des lignes THT sont en passe de fleurir dans toute la région, à Oaxaca, au Chiapas, au Guatemala... Manque de bol, les milliers d’hectares nécessaires à cette entreprise de progrès sont habités par de sombres peuplades arc-boutées sur leurs traditions et leurs lopins de terre. « Le principal soutien à Ruiz vient des investisseurs, explique Bertín Reyes, un porte-parole de l’APPO. Ils sont sur les starting-blocks pour exploiter les matières premières et la biodiversité de Oaxaca. Le gouverneur précédent a déblayé le terrain légal. Maintenant, l’heure était venue d’acheter et de dépouiller les communautés. Voilà la clé de la crise actuelle. » En échange de la mort physique et culturelle des villages ? La vague promesse d’un poste de travail sur une chaîne de montage ? Rien de très réjouissant pour des communautés qui vivent en étroite relation avec la terre.

Dans les montagnes revêches où ont été acculés les indiens, la figure du maître d’école inspire le respect. Il n’en a pas toujours été ainsi, quand l’instituteur, comme le curé, tentait d’imposer une culture jugée étrangère. Mais depuis que certains jeunes sont devenus instits bilingues, les gens apprécient mieux leur abnégation. Mal payés, affectés dans des zones retirées, où ils restent pendant des semaines sans voir leur famille, les maîtres ont appris à se bagarrer pour leurs droits et aussi pour ceux des villages. Un des détonateurs de la grève actuelle a été le viol et l’assassinat de deux jeunes institutrices alors qu’elles se rendaient à pied dans la communauté où elles enseignaient. La colère est telle que la grève et l’occupation ont persisté même pendant les vacances scolaires. Lorsque le 14 juin, le gouverneur lance trois mille flics contre le campement des instits, la population se soulève donc contre lui. Deux heures après l’assaut à balles réelles, tirées parfois depuis des hélicoptères (la rumeur parla de six morts), les instituteurs et leurs alliés reprennent la ville. « Quand il se rend compte de son erreur, le gouverneur propose de négocier », raconte Dolores Villalobos, coordinatrice du Conseil Indigène et Populaire-Flores Magón. « Mais c’est trop tard : en réponse au large soutien qu’ils viennent de recevoir, les instits mettent leurs demandes sectorielles en veilleuse et se font les porte-drapeau de la volonté générale : que Ruiz s’en aille. Il n’y a plus de discussion possible. »

La radio des instits a été détruite ? Qu’à cela ne tienne, les étudiants occupent Radio Universidad et la mettent au service du mouvement. Une Assemblée populaire (APPO) réclame la destitution du gouverneur. « Personne n’est l’APPO, nous la représentons tous », affirme Aldo González. « Chacun y participe à sa façon, en expulsant un maire pourri, en occupant une officine gouvernementale, en convoquant une assemblée, en récupérant les traditions, en bloquant les rues et les routes. » À chaque sursaut répressif du gouverneur, le mouvement prend de l’ampleur. L’occupation de la radio et télévision officielle vient en réaction au sabotage de Radio Universidad par des nervis. Après vingt jours de télé et radio libres, des paramilitaires délogent en pleine nuit les journalistes improvisés. La même nuit, l’APPO investit douze radios commerciales. Quand la nuit suivante des sicaires montés sur des fourgonnettes circulant à vive allure mitraillent les façades de ces radios, tuant deux occupants, les habitants des quartiers dressent des barricades pour empêcher ce convoi de la mort de circuler. Il y a encore, à l’heure où nous écrivons, plus de mille barrages dans la capitale. Pour les matérialiser, des véhicules de police aux pneus crevés et des bus réquisitionnés. « Nous allons provoquer une crise économique en bloquant les routes et en boycottant les grandes enseignes multinationales », déclare à La Jornada Rogelio Mesinas, un porte-parole de l’APPO. « Nous remplacerons les centres commerciaux par des marchés populaires sauvages. » La procureur général de l’état accuse l’APPO d’être une guérilla urbaine. « L’APPO n’a aucune relation avec une quelconque guérilla, ni avec la coalition de gauche qui s’est mobilisée au niveau national contre la fraude électorale, bien que nous respections leurs luttes », clarifie Rueda Pacheco, leader des instits. D’abord en marge de la campagne électorale puis, à partir du 2 juillet, en parallèle à la mobilisation antifraude, le mouvement de Oaxaca a dépassé le terrain de la politique institutionnelle : si le départ du gouverneur est une exigence fédératrice, le vide de pouvoir actuel permet de voir surgir au grand jour une pratique démocratique jusqu’à présent souterraine, marginalisée. « L’APPO doit s’inspirer de la vie communale des villages », affirme Lucio López, ancien président municipal de la région de Totontepec Mixes.

Les zones rurales, et certains quartiers urbains, ont souvent développé une démocratie parallèle qui contourne l’autoritarisme du PRI. Cette expérience, ancrée dans la culture de résistance indigène, est un outil précieux pour inventer une administration de la chose publique qui n’échappe plus aux gens. « Le peuple de Oaxaca s’est souvenu qu’il est communauté », s’enthousiasme Dolores Villalobos. « On apprend à s’organiser pour manger, pour l’autodéfense, pour les occupations, pour construire un accord, pour nos récoltes... C’est tout bénef, surtout si on dépasse les discours sur la solidarité et le soutien mutuel pour en venir à une pratique qui garantit notre survie. » Sacrément utile quand les fonctionnaires ont fui... Alors, pourquoi se contenter de la destitution du cacique en chef et de l’arrivée d’un gouverneur intérimaire qui entérinerait un retour à la normale ? « La mobilisation a été intense, on peut imaginer qu’une fois la chute du gouverneur et la libération des prisonniers obtenues, le calme reviendrait », pense Carlos Beas, de l’Union des Communautés Indigènes de la Zone Nord de l’Isthme, contacté par CQFD. « Mais la réaction des villages et des quartiers a été impressionnante. Et ils ont bien d’autres motifs d’insatisfaction ! » Pourquoi ne pas systématiser cette démocratie vivante ? Pendant que, dans des hôtels déserts, les commis de l’État et les partis de gouvernement négocient une sortie de conflit qui leur soit favorable, que Fox craint un embrasement du reste du pays et que l’armée patrouille et intimide, voilà la question qui court les rues de Oaxaca, la ville aux mille barricades.

******

Gustavo Esteva : « Le vieux régime est mort »

Gustavo Esteva est « un intellectuel déprofessionnalisé qui, depuis trente ans, a associé sa vie à des groupes d’Indiens, de paysans et de marginaux urbains ». Il nous livre une analyse à chaud du soulèvement oaxaquénien.

Trois luttes démocratiques confluent dans la lutte qui se livre maintenant. Certains espèrent réformer la démocratie formelle, dont les vices sont bien connus à Oaxaca. Les gens en ont marre des tours de cochon et de la manipulation. Ceux qui utilisent encore la tranchée électorale la veulent propre. D’autres cherchent à enrichir la démocratie participative. En plus de la transparence et des comptes à rendre, ils veulent une plus grande participation dans la gestion du gouvernement, avec des instruments tels que l’initiative populaire, le référendum et le budget participatif. Enfin, un nombre surprenant de groupes approfondit la démocratie autonome. Ici, les gens exercent leurs propres formes de gouvernement dans quatre municipalités sur cinq. Ils l’ont toujours fait, à rebrousse-poil des pouvoirs oppressifs de la Couronne espagnole ou de l’État mexicain. Bien que cette pratique soit reconnue par la loi depuis 1995, elle est maintenue sous pression et harcelée. Il s’agit maintenant d’inverser la situation : on va mettre sous pression et harceler le gouvernement de l’état et aussi le fédéral, en les soumettant au contrôle citoyen. On va amplifier l’exercice de l’autonomie, en passant du niveau communautaire et municipal à celui des regroupements de communes voisines, puis régional, pour que la gestion de tout l’état soit ancrée dans cette autonomie. Cela en appelle à l’imagination, mais se base surtout sur l’expérience accumulée de ces autonomies de fait et de droit. Les gens n’attendent pas l’inévitable départ d’Ulises Ruiz pour réaliser ces changements : ils les opèrent déjà dans les APPO communautaires, de quartier, municipales, régionales, sectorielles...

À Oaxaca, les pouvoirs « mal » constitués ont disparu, bien que le Sénat veuille l’ignorer. Des fonctionnaires fantômes se réunissent en secret dans des hôtels ou des maisons particulières ; ils ne peuvent se rendre dans leurs bureaux, fermés par l’APPO. La police ne sort que la nuit, pour lancer des raids meurtriers contre la population. Mais il n’y a pas de problème de gouvernabilité, car l’APPO fait preuve de surprenantes capacités de gouvernement, et les gens rejettent quotidiennement les séquelles autoritaires du vieux régime. On n’a pas encore pu organiser son enterrement, ce qui fait que toutes sortes de puanteurs émanent de ce cadavre sans sépulture. Mais il est bien mort. Liquidé dans la tête et dans le coeur de ceux qui le souffraient, sa coquille vide craque de toute part.

Il y a quelques jours, dans un quartier de Oaxaca, une fête chez des particuliers dégénère en bataille rangée. Fuyant la mêlée, un couple éméché sort dans la rue. « Il faudrait appeler la police », dit l’homme. « Tu es vraiment couillon, rétorque la femme, il n’y a plus de police. » « C’est vrai, dit-il en se grattant la tête. Appelons l’APPO. » « Petit branleur... », dit le caïd priiste du marché au boulanger en grève, « fais pas le malin ou je fous le feu à ton local. Ces emplacements sont à moi. Vous commandez peut-être chez vous, mais la rue est à moi ! » Et, entouré de ses sbires, il sort un pistolet. Mais le boulanger ne se dégonfle pas : « J’ai pas peur, derrière ce flingue se cache un lâche. » Et avant qu’ils ne puissent l’agresser, il se dégage et tire trois pétards en l’air, comme on a l’habitude de faire sur les barricades de l’APPO en cas d’alerte. Cette fois, ç’a été suffisant. Il ne s’agit pas de délires d’ivrogne ou de bravades individuelles. C’est un nouvel état des choses qui a de toute urgence besoin d’un nouveau cadre politique. Et on ne pourra le construire que sans ce gouverneur.
NOTES :

[1] [NDLR] Consultez le dossier « Plan Puebla Panama » sur le RISAL.

[2] [NDLR] Consultez le dossier « Maquilas, maquiladoras » sur le RISAL.

En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations ci-dessous :

RISAL - Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine
URL : http://risal.collectifs.net/

Source : CQFD (www.cequilfautdetruire.org/), n° 37, septembre 2006.

Répondre à cet article

JournArles | Ecrivez-nous | Maison de la vie associative, Boulevard des Lices, 13200 Arles