Paris, 12 décembre 2011. Areva dévoile son plan stratégique aux
politiciens, investisseurs et médias. La conférence est très attendue :
le nouveau président, Luc Oursel, doit faire le point sur UraMin, une
petite société minière canadienne acquise pour 2,5 milliards de dollars
US en 2007.
Après les formules creuses d’usage, la bombe : Areva dégonfle son
investissement de 2 milliards US, soit 80% du prix d’acquisition. C’est
la consternation. Comment UraMin, un actif si prometteur, a-t-il pu être
dévalué de la sorte ? Areva a-t-elle péché par amateurisme ? A-t-elle été victime d’une conjoncture négative ?
Rien de tout cela, a conclu le cabinet de vérification APIC, qui a enquêté sur ce fiasco à la demande d’Areva. Il y a eu « escroquerie » et
« délit d’initié », écrit son dirigeant, Marc Eichinger, dans des documents obtenus par La Presse. « Il ne peut s’agir d’erreur humaine, dit-il. Seule une enquête peut déterminer qui a bénéficié du délit d’initié. Quant à UraMin, il devient de plus en plus évident que les actifs n’ont aucune valeur et n’en ont jamais eu. »
De Toronto à la Namibie
UraMin est une créature du financier canadien Stephen Dattels, bachelier de l’Université McGill, à Montréal, et expert des montages dans le secteur minier. Dattels est l’un des fondateurs de la société minière Barrick Gold. La Presse a retrouvé sa trace dans deux autres opérations boursières qui ont mal tourné.
De l’homme de 64 ans, on connaît peu de chose. Il est proche d’un
oligarque russe, magnat du secteur minier. Il possède avec sa femme une somptueuse résidence à Palm Beach, en Floride, immortalisée dans un magazine d’architecture. Le couple est donateur régulier à des institutions de Toronto.
Entre août 2004 et septembre 2005, Dattels rachète avec des partenaires une série de permis d’exploration minière en Afrique dans le domaine de l’uranium et les regroupe sous UraMin.
L’entreprise n’a qu’une poignée d’employés, mais cinq adresses. Au
Canada, le registre de la Bourse situe l’entreprise en Afrique du Sud,
tandis qu’un autre parle des îles Vierges britanniques, un paradis
fiscal. Le fondé de pouvoir est à Montréal, le courrier doit être
transmis à Toronto et les communications avec les principaux dirigeants sont redirigées vers Londres.
UraMin a des droits miniers dans le nord du Québec, mais la plupart de
ses projets sont africains. Le principal site, Trekkopje (prononcé
Trékopié), est en plein désert, en Namibie. Le vaste terrain rocailleux
fait l’objet d’exploration depuis 40 ans par des multinationales comme
Rio Tinto ou Elf Aquitaine.
Le sol contient bien de l’uranium, mais la teneur est si faible (0,016%)
que les chercheurs précédents ont abandonné la partie. En comparaison, des gisements de Saskatchewan, où Areva exploite des mines, présentent des concentrations moyennes de 6%.
La hausse du prix de l’uranium change toutefois la donne. Début 2005, le prix franchit les 20$ US la livre et la tendance est à la hausse. « On
nous annonçait des prix faramineux pour un proche avenir », se souvient un expert. À ce prix, l’exploitation pourrait être rentable. Encore faut-il que les 128 000 hectares de terrain à Trekkopje contiennent le volume d’uranium espéré...
L’âme d’Elvis Presley
Fait surprenant, même l’âme d’Elvis Presley plane sur cette histoire. En
effet, les héritiers du légendaire chanteur poursuivent la famille, qui
a cédé les droits de Trekkopje à Stephen Dattels et ses associés, selon un article du site allafrica.com daté d’août 2004.
La succession d’Elvis Presley n’est pas la seule en cause. Plusieurs
milliers d’investisseurs figurent dans le recours collectif contre le
prospecteur George Christodoulou. Parmi eux, on retrouve l’ex-animateur télé Johnny Carson et la star rock Alice Cooper. Les poursuivants estiment avoir été floués dans un projet prétendument frauduleux de mine de diamants, toujours en Namibie.
C’est de cette famille Christodoulou que Dattels et ses associés
acquièrent les droits sur Trekkopje, en mai 2005, et même le nom d’UraMin.
Dans les mois suivants, le groupe Dattels met la main sur d’autres
permis d’exploration africains en plus de Trekkopje. L’un des terrains
(Bakouma), situé en République centrafricaine, est même acheté à... des éleveurs de moutons. À l’époque, les droits miniers ne semblaient pas poser problème, mais aujourd’hui, ils sont contestés par le
gouvernement. Pire encore, la région est agitée par une rébellion !
***
Les premières discussions entre Areva et UraMin remonteraient à octobre 2005, au moment où UraMin n’a que quelques semaines d’existence, selon des extraits du livre UraMin, a Team Enriched, cité dans un rapport. L’ouvrage a aujourd’hui disparu.
D’autres situent les premières approches au printemps 2006. Anne
Lauvergeon, alors présidente d’Areva, aurait été séduite par les
promesses d’UraMin lors d’une rencontre en Afrique du Sud, indique le
réputé journal internet français Mediapart. Le groupe français, qui
fabrique des centrales nucléaires, veut montrer à ses clients qu’il peut
fournir la matière première.
Toujours selon Mediapart, « c’est une personne de la Caisse de dépôt et placement du Québec qui a servi d’intermédiaire avec les dirigeants de la société ». Information que l’institution n’a pu confirmer à La Presse.
Autre lien québécois : Guylaine Saucier siège au conseil l’administration
d’Areva, en plus de siéger à celui de la Banque de Montréal, qui a
conseillé UraMin dans cette transaction. Mme Saucier affirme à La Presse qu’elle ne savait pas à l’époque que BMO était le conseiller financier d’UraMin.
Boom boursier
Les pourparlers prennent un tournant en octobre 2006. Le 27, Areva
annonce à UraMin qu’elle explore officiellement la possibilité d’acquérir l’entreprise, en tout ou en partie. Les deux signent une entente confidentielle. À Londres, le titre se négocie alors à l’équivalent de 1,46$ CAN.
Dans les mois suivants, « les dirigeants d’UraMin vont faire monter les
enchères à des hauteurs stratosphériques », en multipliant les bonnes
nouvelles, écrit Mediapart.
Le 18 décembre, UraMin amplifie la visibilité de son titre en s’inscrivant à la Bourse de Toronto. Le prix de l’action monte à 2,80$ canadiens.
Le 17 janvier 2007, UraMin annonce qu’elle a obtenu des permis d’exploration en Afrique du Sud qui permettront à l’éventuelle production de se « comparer aux meilleures pratiques dans le monde ».
L’action grimpe à 4,69$.
Le 16 février, nouvelle source d’excitation pour les boursicoteurs : la
direction d’UraMin met l’entreprise à vendre au plus offrant, confiant
les démarches au courtier de la Banque de Montréal, BMO Nesbitt Burns. L’action bondit à 6,60$, quatre fois le prix négocié en octobre.
Le 19 février, c’est l’extase : le site Trekkopje « pourrait devenir l’une
des plus grandes mines de production d’uranium au monde », soutient
l’entreprise, qui cite de nouvelles analyses de la firme de géologues
SRK. Cette dernière indique que les récents forages ont fait tripler le
volume d’uranium formellement « mesuré ou indiqué ».
Le déferlement de bonnes nouvelles se poursuit jusqu’au dénouement, le 15 juin : Areva annonce qu’elle fait l’acquisition de toutes les actions d’UraMin à l’équivalent de 8,28$ l’action (7,75$ US), soit une transaction de 2,5 milliards US. La nouvelle semble avoir été ébruitée au profit de certains investisseurs, puisque le volume de transactions a presque quadruplé dans les jours précédant l’annonce, a remarqué La Presse, permettant aux acheteurs opportunistes de réaliser un gain variant de 11 à 27% sur quatre jours.
Le moment pour acheter ne pouvait tomber plus mal pour Areva. Le prix de l’uranium atteint alors un sommet inégalé, à 140$ US la livre.
Rapidement, le prix retombe à 88$ US à la fin de 2007 et il cote aujourd’hui à 52$ US. L’écart est tel qu’un haut dirigeant d’Areva doute « de l’intégrité des deux sociétés » qui fixent le cours de l’uranium, « de petites structures sans grande visibilité », est-il écrit dans un document consulté par La Presse.
Le bond de l’uranium n’explique pas tout, cependant. Entre octobre 2006 et juin 2007, le prix du métal a été multiplié par 2,4, alors que le
cours d’UraMin l’a été par 5,9.
Comme des vendeurs de légumes
Pour le député socialiste français Marc Goua, chargé par l’Assemblée
nationale d’enquêter sur ce fiasco, « la chute (subséquente) des prix (de l’uranium) est loin d’expliquer à elle seule la perte liée à l’opération
sur UraMin », écrit-il dans un rapport en octobre dernier.
Il dénonce la précipitation avec laquelle l’opération s’est conclue selon un calendrier imposé par le vendeur : « L’urgence cache mal sa ressemblance avec les méthodes de marketing en usage dans la grande distribution à l’occasion de ventes flash de fruits et légumes », écrit-il.
Concrètement, UraMin n’a aucune mine en exploitation. Ses terrains ne sont pas même des gisements, tout au plus des promesses de sites en devenir. Et les ressources du principal site d’UraMin, Trekkopje, ont été « grossièrement surestimées », écrit M. Goua.
En décembre 2011, la direction d’Areva est forcée de l’admettre : le site
de Trekkopje contient environ moitié moins d’uranium que prévu. Areva constate notamment que les tests de radioactivité menés par SRK ne sont pas corroborés par les tests chimiques, plus fiables. Deux tests chimiques existent, mais la firme de géologues SRK avait fondé ses conclusions sur un seul. À cet égard, le député Goua s’étonne qu’Areva se soit fiée exclusivement à un rapport rédigé par SRK, firme embauchée par le vendeur UraMin.
Deuxième élément troublant : les coûts de développement de la mine ont été sous-estimés. Le minerai de Trekkopje est situé dans un désert aride. Or, il faut des quantités d’eau formidables pour transformer le minerai en « yellow cake », matière ensuite utilisée dans les centrales nucléaires. L’eau est à 50 km du gisement, dans l’océan Atlantique.
Après avoir acheté UraMin, Areva a dû construire une usine de
dessalement et un pipeline pour acheminer 20 millions de mètres cubes d’eau douce par an à sa nouvelle usine. Compte tenu de la faible teneur en uranium, la direction a abandonné ce projet, le 12 décembre 2011.
Dattels, un génie ?
Si Areva pleure, Stephen Dattels, lui, est ravi, selon les propos cités
par Mediapart. « C’est une fantastique histoire. Jamais nous n’aurions
imaginé un tel parcours. Nous avons commencé à 400 millions (de valeur boursière), nous terminons à 2,5 milliards. » Grâce à cette transaction, Dattels a personnellement encaissé près de 100 millions US.
Pour ses admirateurs, Dattels est un « brillant entrepreneur minier » doté d’un flair boursier génial. Pour ses détracteurs, comme le cabinet Apic, il faut s’interroger sur la « coquette fortune » qu’il a amassée avec
UraMin. « Cette opération boursière est particulièrement douteuse. Il y a un faisceau d’indices sérieux et concordants qui démontrent qu’Areva a été victime d’une escroquerie », écrit Apic, selon qui Areva doit « évaluer les recours possibles contre les anciens dirigeants d’UraMin ».
Nous avons tenté d’obtenir la version de Stephen Dattels, mais l’homme d’affaires, joint à Londres, n’a pas voulu faire de commentaire.
L’affaire UraMin n’a pas fini de faire parler d’elle. Chaque jour, en
France, des révélations donnent plus d’ampleur à cette affaire qui s’est transportée devant les tribunaux. Dernière en date : une contre-expertise négative des gisements africains d’UraMin qui aurait été cachée par Anne Lauvergeon, l’ex-présidente d’Areva.
« Il n’a jamais été dissimulé quelque document que ce soit et en
particulier une « mystérieuse » contre-expertise », a-t-elle affirmé depuis.
Prochaine étape, le dépôt très attendu du rapport du député Marc Goua. Pendant ce temps, au Canada, les autorités ne semblent pas s’intéresser à cette affaire.
Espionnage : « opération Pomerol »
Le scandale UraMin, c’est aussi une histoire d’espionnage baptisée
« Pomerol ». Deux firmes d’investigation suisses, Apic et ALP, ont enquêté à la demande d’Areva. Pour Apic, la commande aurait été passée en 2010 par Areva à l’insu de sa présidente, Anne Lauvergeon.
Apic ayant conclu à l’escroquerie, au délit d’initié et à l’hypothèse de
complicité interne, un dirigeant d’Areva aurait alors chargé ALP de
vérifier si le mari d’Anne Lauvergeon ne se serait pas enrichi lors de
l’acquisition d’UraMin. Nouveau scandale, on apprend que dans le cadre de cette enquête « Pomerol », des écoutes électroniques illégales auraient été menées et des comptes bancaires, fouillés.
Entre-temps, Anne Lauvergeon, alias « Atomic Anne », est éjectée de son siège par le président Sarkozy en juin 2011. Depuis, elle poursuit en diffamation Apic et Areva. Elle réclame environ 1,8 million de dollars
canadiens d’indemnités de départ, dont le versement est bloqué par le
ministre des Finances. Enfin, Anne Lauvergeon et son mari ont aussi
porté plainte pour espionnage.
Ni ALP ni APIC n’ont répondu à nos demandes d’entrevue.