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Biodiversité : "Un risque d’impérialisme"

dimanche 17 octobre 2010

La philosophe Virginie Maris [1] analyse l’évolution du discours sur la protection de la nature, et pointe une vision anthropocentrique et occidentale du milieu.

Politis : Le terme de biodiversité est assez récent, que révèle ce glissement lexical par rapport à la notion de nature ?

Virginie Maris I Jusque dans les années 1980, on parle de « protection de la nature ». Beaucoup de choses sont visées sous cette bannière : les ressources naturelles, la nature sauvage. En 1986, naît le terme de « biodiversité ». Progressivement, on parle de « conservation de la biodiversité ». Une véritable gouvernance internationale émerge avec la rédaction de la Convention sur la diversité biologique (CDB), signée au sommet de la Terre de Rio en 1992. Dans la CDB, du moins au niveau des discours, on prône une approche très pluraliste des valeurs de la biodiversité, notamment avec la mention de la valeur intrinsèque de la diversité biologique, qui apparaît dès le préambule. Avec le Millenium System Assessment, grande étude internationale sur les états des écosystèmes entre 2001 et 2005, s’amorce un troisième temps. Cette étude met sous les projecteurs la notion de « services » rendus par les écosystèmes aux communautés humaines. Des listes sont constituées, de la pollinisation à l’approvisionnement en eau potable, jusqu’aux valeurs culturelles. On réaffirme une posture anthropocentrique. L’homme est considéré comme le centre de toute valeur morale. Cette pensée est caractéristique de l’Occident depuis la naissance du judéo-christianisme et la modernité de Descartes, pour qui l’homme doit se rendre « maître et possesseur de la nature ». L’anthropocentrisme a été réaffirmé avec la notion de développement durable. Selon le rapport Brundtland, qui l’a définie en 1987, la réponse à la dégradation du milieu naturel doit être de répondre aux besoins des générations présentes sans compromettre ceux des générations futures. Il n’est plus question du tout comme dans la CDB d’une valeur intrinsèque de la biodiversité. Le quatrième temps est en marche actuellement. Après l’instrumentalisation, la tentation est forte de chiffrer, de marchandiser.

Peut-on donner un prix à la nature ? Quelle est la rupture par rapport à sa valeur ?

Adam Smith, l’un des pères de l’économie libérale, écrivait le fameux paradoxe de l’eau et du diamant : « Il n’y a rien de plus utile que l’eau, mais elle ne peut presque rien acheter. Un diamant au contraire n’a presque aucune valeur d’usage, mais on trouvera fréquemment à l’échanger contre une grande quantité de marchandises. » Le prix se fixe dans un jeu d’offre et de demande, qui peut parfois être détaché de la valeur. Or, quand on annonce que la biodiversité va être détruite car elle n’a pas encore de prix, on court le risque de la « prophétie autoréalisatrice ». En répétant qu’il n’y a que l’argent qui mène le monde, en reléguant les arguments moraux à la sphère des croyances subjectives, effectivement les gens n’entendront plus que des arguments qui auront à voir avec l’argent. Or, ce qui a bien marché dans le domaine de protection de la nature jusqu’à aujourd’hui, ce n’est pas la mise à prix, c’est la réglementation, avec le régime de protection.

Quelles sont les implications éthiques des outils économiques en train de se mettre en place ?

La mise à prix entraîne un cortège d’outils déjà bien rodés ou en test, qui ne reposent pas forcément sur les mêmes présupposés. Par exemple, certaines estimations se fondent sur le coût de restauration, comme ce qui s’est passé pour le procès de l’Erika avec le préjudice environnemental. Le milieu est considéré comme inestimable, et c’est le coût de restauration, même si elle reste forcément imparfaite, qui est pris en compte. D’autres outils émergent. Comme on a créé des marchés du carbone, on est en train de mettre sur pied des marchés de « services écosystémiques ». On instille dans l’esprit de chacun que tout est marchandable. Or, souvent, les paiements se feront du Nord vers le Sud, en « dédommageant » des peuples autochtones du manque à gagner à ne pas détruire une ressource. Il y a un risque d’impérialisme. On fait de certains peuples avec des modes de vie traditionnels des gestionnaires de la biodiversité, on va les rémunérer pour ça. On exporte une vision du monde managériale, qui est typiquement occidentale et qui n’a pas fait ses preuves.

Auteur de Philosophie de la biodiversité, Buchet-Chastel, 256 p., 17 euros. L’intégralité extrait de POLITIS 14 - 20 octobre 2010

Exemple RIO TINTO

Comment détruire en ayant l’air de protéger

Aluminium, cuivre, diamants, charbon, uranium, etc. : Rio Tinto est l’un des trois plus importants groupes miniers au monde. En 2004, il lance une stratégie de communication sur le « développement durable ». Esquivant les dégâts de l’extraction minière, le groupe se présente comme un champion du respect de l’environnement, des communautés locales et « d’une répartition équitable des avantages et des opportunités ».

Son étendard : exercer un « impact positif net » sur la biodiversité ! C’est-à-dire compenser toute dégradation par un effort bénéfique plus important… Magnifique invention comptable, dépourvue de tout soubassement scientifique : quatre eucalyptus plantés valent plus que trois singes disparus ? Critères, méthodologie, résultats, etc. : à aucun moment Rio Tinto n’évoque un organisme de contrôle indépendant chargé de valider son œuvre pour la nature. Du grand art.

Notes

[1Auteur de Philosophie de la biodiversité, Buchet-Chastel, 256 p., 17 euros.

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