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Le Monde du 21 avril 2012

La faim dans le monde absente de la présidentielle

Jean Ziegler

mardi 24 avril 2012, par Forum Civique Européen

Sociologue, ancien rapporteur spécial des Nations unies. Tout ce dont le mal a besoin pour triompher, c’est du silence des gens honnêtes ", écrit le philosophe du XVIIIe siècle Edmund Burke. La France élit son président... et aucun des candidats ne pense ne serait-ce qu’à mentionner le massacre quotidien de la faim. La destruction annuelle
de dizaines de millions d’êtres humains par la faim est le scandale de notre siècle. Toutes les cinq secondes, un enfant âgé de moins de 10 ans meurt de faim, 37 000 personnes meurent de faim tous les jours et près de 1 milliard - sur 7 milliards - sont mutilées par la sous-alimentation permanente... Cela sur une planète qui regorge de richesses !

Le même rapport sur l’insécurité alimentaire dans le monde de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) qui donne les chiffres des victimes dit aussi que l’agriculture mondiale, au stade actuel de ses forces de production, pourrait nourrir normalement (2 200 calories pour un individu adulte par jour) 12 milliards d’êtres
humains.

Au seuil de ce nouveau millénaire, il n’existe donc aucune fatalité, aucun manque objectif. Un enfant qui meurt de faim est assassiné. Le problème des affamés n’est pas la disponibilité générale des aliments sur la terre, mais leur propre accès à ces aliments, essentiellement leur manque de moyens monétaires pour les acquérir. Le meurtre collectif par la faim de millions d’êtres humains a, avant tout,
des causes structurelles.

Une dizaine de sociétés transcontinentales privées contrôlent 85 % du marché alimentaire mondial. Elles sont actives en Bourse, fixent les prix, contrôlent les stocks et condamnent les pauvres puisque seuls ceux qui ont de l’argent ont accès à la nourriture. En 2011, par exemple, Cargill a contrôlé plus de 26 % du blé commercialisé dans le monde. Depuis trois ans, après l’effondrement des marchés financiers, les spéculateurs se sont rués sur les matières premières agricoles, non seulement pour les vendre comme aliments, mais aussi pour transformer des millions de tonnes de plantes nourricières en agrocarburants.

La volatilité des prix est devenue extrême : en deux ans, le maïs a connu des pics d’augmentation de 63 % et le riz philippin de 58 % ; entre 2010 et 2011, le prix de la tonne de blé meunier a doublé. Les spéculateurs sont deux fois responsables. Des millions de pauvres, qui consacrent la totalité de leur maigre budget à se nourrir, sont devenus
insolvables. Et le Programme alimentaire mondial, qui a perdu la moitié de son budget annuel parce que les Etats donateurs ont dû renflouer leurs banques, ne peut plus acheter assez de nourriture pour l’aide d’urgence en cas de famine : comme dans la Corne de l’Afrique, où les fonctionnaires de l’ONU refusent chaque jour l’entrée d’un des dix-sept camps installés dans la région à des familles réfugiées de la faim.

D’autres causes de la faim structurelle sont le dumping agricole pratiqué par l’Union européenne, qui déverse sur les marchés africains ses produits agricoles subventionnés aux dépens des produits locaux ; l’endettement de nombre de pays pauvres, qui empêche leurs gouvernements d’effectuer l’investissement nécessaire dans leur agriculture vivrière - irrigation, engrais, semences - ; l’accaparement
des terres arables par les fonds spéculatifs, fonds souverains et sociétés transcontinentales (41 millions d’hectares acquis en Afrique en 2011, selon la Banque mondiale), etc.

La France est la cinquième puissance économique du monde. Son histoire, son rayonnement culturel lui confèrent un prestige immense. Au Fonds monétaire international, à la Banque mondiale, à l’Organisation mondiale du commerce, au sein du G20, sa voix est écoutée. Il existe des mesures concrètes que le nouveau président français pourra imposer : interdire la spéculation boursière sur les produits alimentaires de base - riz, blé, maïs ; faire cesser l’accaparement en Afrique de terres arables par les sociétés multinationales d’origine française ; empêcher le dumping agricole ; obtenir l’annulation de la dette extérieure des pays les plus pauvres ; en finir avec les agrocarburants fabriqués à partir de plantes nourricières...

Destruction Massive
Jean Ziegler

La solidarité internationale entre la France et les peuples de l’hémisphère Sud est absente du débat électoral. Le silence des candidats et candidates de gauche sur ce point relève non seulement de la faute morale, mais encore de l’erreur tactique. Pays de la Révolution, la France a une grande tradition de combat pour la solidarité transnationale entre les peuples. Nulle part ailleurs en Europe, il n’existe une densité aussi impressionnante de mouvements
sociaux, d’ONG luttant pour la justice sociale planétaire.

Ne pas mobiliser cette solidarité, ne pas faire appel à ces forces sociales puissantes, constitue - notamment pour les candidats de gauche - une incompréhensible erreur.

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