Jeudi 15 novembre. Voici la dernière dépêche concernant le dossier iranien : AP - VIENNE - Les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont fait parvenir à l’Agence internationale de l’énergie atomique une série de questions fort pointilleuses sur le programme d’enrichissement de l’uranium de l’Iran, auxquelles l’organisation onusienne ne devrait pas être capable de fournir de réponses précises dans un rapport à paraître jeudi. Ces questions laissent entrevoir de nouvelles démarches au sein de l’ONU pour renforcer les sanctions contre Téhéran [1].
A mon sens, rien n’illustre mieux la mauvaise foi avec laquelle procèdent le gouvernement américain et ses alliés dans le traitement de la question iranienne. Cette nouvelle série de questions, transmises à l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) quelques jours avant qu’elle ne dépose son rapport tant attendu concernant le dossier du nucléaire iranien – rapport qu’elle doit déposé aujourd’hui-même (jeudi 15 novembre) –, est clairement faite pour en discréditer a priori les conclusions. Mais pourquoi ? Voici quelques considérations sur ce point.
Quels sont les objectifs poursuivis par l’administration Bush dans le dossier iranien ? Mon hypothèse est à ce propos la suivante : l’administration Bush vise ni plus ni moins qu’à renverser l’actuel régime iranien. Pourquoi ? Non pas parce qu’il représente une menace pour le monde, pour l’Occident ou pour Israël, mais tout simplement parce que ce régime tient tête au monde occidental, et notamment aux États-Unis, en refusant de jouer leur jeu sur le plan économique. En effet, il est notoire que les Américains ont instauré et soutenu, de 1953 à 1979, le régime dictatorial du Shah, qui dirigeait l’Iran d’une main de fer et qui garantissait à un consortium occidental (principalement américain et britannique) tous les droits d’exploitation des ressources pétrolières iraniennes. Or suite à la révolution de 1979, au cours de laquelle le régime du Shah fut renversé, le régime islamique correspondant au régime actuel pris le pouvoir, et nationalisa l’industrie pétrolière, privant de la sorte les compagnies occidentales d’énormes profits [2]. Quelle fut la réaction des Américain ? Non contents des dédommagements substantiels qui avaient été offerts aux compagnies pétrolières du consortium occidental, le gouvernement américain – démontrant par là une fois plus qu’il ne constitue rien de plus que le représentant et le défenseur des intérêts des grandes compagnies – subventionnait et armait Saddam Hussein contre l’Iran : c’était le début de la guerre Iran-Irak, qui coûta la vie à plus de 600 000 iraniens (certains estiment le nombre de morts à 1 200 000 du côté iranien) et à 250 000 iraquiens [3]. À la lumière de ces faits, le sens des événements qui se déroulent actuellement concernant le dossier iranien, me semble clair : le gouvernement américain et leurs alliés cherchent à faire apparaître le régime islamiste comme une menace afin de légitimer auprès de l’opinion mondiale les mesures qui permettront de le renverser et de le remplacer par un gouvernement de marionnettes qui vendra de nouveau les droits d’exploitation des ressources iraniennes aux compagnies occidentales. Quel est le but des sanctions qui ont été imposées à l’Iran jusqu’à présent ? Non pas de mettre fin à un programme d’enrichissement de l’uranium parfaitement légal en vertu des ententes internationales, mais tout simplement de susciter le mécontentement de la population iranienne à l’égard du régime afin de l’ébranler. Que le gouvernement américain, à tout le moins, ait pour objectif de renverser l’actuel régime iranien, c’est d’ailleurs plus qu’une hypothèse selon une multitude de sources. Voici ce qu’on pouvait lire à ce propos en première page du Monde Diplomatique le mois dernier :
Dans la lutte qui se déroule au sein de l’administration Bush sur la question de la politique iranienne, deux camps se font face. D’un côté, le vice-président Richard Cheney et ses alliés au Pentagone et au Congrès, aiguillonnés par l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), poussent au bombardement non seulement de l’usine d’enrichissement d’uranium de Natanz, mais aussi des sites militaires iraniens situés près de la frontière de l’Irak. De l’autre, la secrétaire d’État Condoleezza Rice souhaite continuer dans la voie diplomatique, en renforçant et élargissant les négociations avec Téhéran, entamées en mai à Bagdad. Mais elle n’a obtenu l’ajournement d’une décision sur l’option militaire qu’au prix d’un compromis dangereux : une intensification des opérations clandestines visant à déstabiliser la République islamique, lesquelles ont été confirmées par une directive présidentielle fin avril 2007.
Ces opérations se poursuivent depuis une dizaine d’années ; mais en l’absence d’une couverture officielle, la Central Intelligence Agency (CIA) n’a agi que par personnes interposées. Le Pakistan et Israël, par exemple, ont fourni des armes et de l’argent à des groupes rebelles dans le sud-est et le nord-ouest de l’Iran, où les minorités baloutche et kurde, sunnites, combattent de longue date le pouvoir central perse et chiite. L’autorisation présidentielle d’avril permet l’intensification des opérations « non-létales » conduites directement par des agences américaines. En plus d’une multiplication des émissions de propagande, d’une campagne de désinformation et de l’enrôlement d’exilés en Europe et aux États-Unis afin d’encourager la dissidence politique, le nouveau programme privilégie la guerre économique, notamment la manipulation des taux de change et d’autres mesures propres à perturber les activités internationales bancaires et commerciales de l’Iran [4].
En d’autres termes, avis à ceux qui ne croient pas à la possibilité d’une guerre contre l’Iran : la guerre contre l’Iran a déjà lieu, elle a commencé depuis longtemps, et les opérations militaires en territoire iranien se déroulent depuis avril sur le mode accéléré. Sur ce point, je rappellerai également les propos d’un haut gradé des forces de l’air américaines, le colonel retraité Sam Gardiner, qui déclarait déjà sur CNN en septembre 2006 qu’il existait une « profusion de preuves (overwhelming evidence) » établissant que des opérations de nature militaire étaient menées en Iran depuis 18 mois [5].
Or dans cette guerre contre le régime iranien qui se déroule actuellement, sous forme d’opérations clandestines menées par la CIA d’une part, et sous forme de sanctions imposées à l’Iran de manière unilatérales ou par le biais de l’ONU d’autre part, le gouvernement américain et les gouvernements qui le soutiennent, il est important de le comprendre, ont explicitement affirmé qu’ils n’excluaient aucune option [6]. Autrement dit, ils sont prêts à aller aussi loin qu’il le faudra pour renverser le régime. Cette affirmation répétée, mise en parallèle avec les pressions effectuées par certains hauts responsables ou certains puissants lobbys américains et israéliens en faveur d’une attaque nucléaire contre l’Iran, apparaît clairement comme l’expression du fait que l’administration Bush et ses alliés, afin de réaliser leur objectif, iront s’il le faut jusqu’à faire usage de l’arme nucléaire. En avril 2006, Seymour M. Hersh, auteur et journaliste d’investigation extrêmement réputé (prix Pullizer, 1970) [7], a d’ailleurs révélé dans le New Yorker l’existence d’un plan d’attaque contre l’Iran développé par l’administration Bush : dans l’un des scénarios envisagés, ce plan d’attaque implique l’usage de bombes nucléaires dites « tactiques » [8]. Il est également notoire qu’un plan d’attaque semblable a aussi été mis au point par l’actuel gouvernement israélien [9].
C’est dans cette optique qu’il faut lire la dépêche citée au début de cet article. Aujourd’hui 15 novembre, l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) chargé par la communauté internationale de veiller à l’application du Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP) produira un nouveau rapport concernant la question du nucléaire iranien [10]. Or comme le laissent entendre les récentes déclarations du directeur de l’AIEA Mohammed El Baradei, selon lesquelles il n’existe actuellement aucune preuve permettant d’affirmer que le programme nucléaire iranien serait de nature militaire [11], ce rapport sera probablement très favorable à l’Iran. Dans un monde témoignant d’un souci de justice minimal, donc, suite au dépôt de ce rapport, la communauté internationale admettrait que les sanctions imposées à l’Iran sont illégales et injustifiées, elle voterait l’annulation des sanctions et présenterait ses excuses, puis on en entendrait plus parler.
Il est toutefois bien entendu que les événements ne se dérouleront pas de la sorte. On peut facilement prévoir ce qui adviendra dans les jours qui viennent. L’AIEA déposera son rapport, d’après les conclusions duquel l’Iran sera blanchi des accusations dont il fait l’objet, sauf bien entendu sur les points soulevés par la nouvelle série de questions imposées il y a quelques jours. Et parce qu’il ne s’agit absolument pas, dans le dossier iranien, de savoir si l’Iran respecte ou non le Traité de non-prolifération des armes nucléaires, ou de savoir s’il représente ou non un danger pour la communauté internationale, mais simplement de trouver un prétexte afin de précipiter la chute de l’actuel régime iranien, les États-Unis et leurs alliés déclareront le rapport insuffisant, de manière à justifier l’imposition d’une troisième série de sanctions contre l’Iran. Ils diront que ce rapport n’est pas complet et n’offre pas suffisamment de garanties, parce qu’il ne répond pas à toutes les questions soulevées par la communauté internationale dans le dossier du nucléaire iranien, ce qui démontre ou bien que l’Iran ne collabore pas entièrement ou bien que Mohammed El Baradei et l’AIEA sont des sympathisants du régime iranien. Mais s’il est vrai qu’il n’y réponde pas, il est également vrai que le gouvernement américain et ses alliés ne souhaitaient pas qu’il y réponde, car ils auraient sinon soumis leurs questions beaucoup plus tôt…
En terminant, je tiens comme toujours à spécifier que le présent texte reflète l’état actuel de mes connaissances, fondées sur les sources indiquées. Comme tout être humain est sujet à l’erreur, il n’est pas impossible que certaines des affirmations contenues dans ce texte écrit en toute bonne foi soient inexactes. J’invite donc encore une fois tout un chacun à examiner lui-même les faits, et à me faire part du résultat de ses recherches concernant des points abordés ou connexes à l’adresse suivante : vasansguerre@yahoo.ca.
Manuel Roy