QUELLE EUROPE ?

dimanche 19 mars 2006, par ATTAC Pays d’Arles

L’Union européenne et la mondialisation

La mondialisation est un phénomène complexe, mais on peut la définir sommairement comme la très forte intrication de 5 mouvements : l’émergence d’un marché mondial des biens et des services, la transnationalisation des firmes, la globalisation financière, la révolution des technologies de l’information et de la communication, l’intensification des flux internationaux de personnes.

La vraie question est : quand commence-t-elle ? Le lien avec le processus historique de l’expansion du capitalisme n’est acceptable qu’à partir du moment où le capitalisme devient la forme dominante de l’organisation économique et sociale, donc pas avant la seconde moitié du XIXe siècle.
Il convient aussi de ne pas confondre la mondialisation avec la simple inter-nationalisation (cf. la question d’une éventuelle « première mondialisation » en 1880-1914), ni d’oublier la période des « égoïsmes nationaux » (1914-1945).

Surtout, pour éviter l’anachronisme, le pire péché pour l’historien, rappelons que le terme, équivalent de l’anglais globalization, n’apparaît qu’à la fin des années 1980.

L’interdépendance accrue des économies nationales et le gonflement spectaculaire de la sphère financière à l’échelle mondiale suffisent à faire admettre la décennie des chocs pétroliers comme une période de transition entre les « Trente Glorieuses » et la mondialisation proprement dite.

Même si tout phénomène a sa genèse, beaucoup d’arguments plaident en effet en faveur du tournant des années 1980, notamment la correspondance avec le retour triomphal du libéralisme économique (Thatcher, Reagan).

La mondialisation libérale est un pléonasme qui exprime la dialectique du subi (la logique intrinsèque des forces du marché) et du voulu (les politiques menées pour libérer ces forces). Cette chronologie correspond bien à l’évolution récente de l’Union européenne (UE), qu’il s’agisse du rythme des flux ou des débats qui l’animent.

Nous mettrons l’accent d’une part sur les faits qui illustrent le cas européen comme « territoire de la mondialisation », d’autre part sur l’idée d’une régulation de la mondialisation, qui préoccupe particulièrement les Européens. En cela, l’UE comme la mondialisation sont des enjeux de pouvoirs.

I. L’Union européenne, pôle majeur de la mondialisation commerciale et financière

1°) L’UE dans le commerce mondial des biens et des services

Depuis 1950, le commerce international progresse deux fois plus vite que la production mondiale.

Cette interdépendance commerciale des économies nationales est considérée comme le principal vecteur/reflet de la mondialisation.

L’écart est particulièrement important pour les pays européens, puisque de 1990 à 2001, l’Europe a été le continent qui a le plus contribué à la croissance des exportations mondiales : 41 % contre 30 % pour l’Asie et 25 % pour l’Amérique. Le rapport entre le commerce extérieur (importations + exportations) et le PIB en ppa des 25 Etats membres de l’UE est le triple en 2004 (31,3 %) de celui des Etats-Unis (10 %) et du Japon (13,5 %).

Mais la place de l’UE dans le commerce mondial fait problème.
La part des exportations « européennes » dans les exportations mondiales oscille depuis 1980 entre 35 et 42 % pour les Quinze, et atteint 41,7 % en 2004 pour l’UE-25, loin devant les Etats-Unis.

Or la grande originalité du commerce extérieur des pays européens réside dans l’importance de leurs échanges réciproques.

Le morcellement stato-national du continent et le libre échange intérieur ont logiquement abouti à multiplier les flux intrazone.

Le taux d’intégration commerciale de l’ensemble du continent européen, comparé à ceux de l’Alena (56 % en 2004), du Mercosur (12,6) ou de l’Asean (23), détient le record mondial : 74 % en 2004.

Après une tendance paradoxale à la baisse dans le cadre du « grand marché » de l’UE-15 à partir de 1993, lorsque les entreprises européennes orientent leurs ventes vers les régions à forte croissance économique (Etats-Unis, Asie de l’Est, PECO), le taux d’intégration est remonté en 2004 à 67,6 % pour les exportations de l’UE-25 (66,2 pour les importations).

Avec un tarif extérieur commun, une politique commerciale commune et, pour les 12 membres de l’UEM, une monnaie unique, les échanges intracommunautaires s’apparent de plus en plus à un commerce intérieur.

Vu du reste du monde, l’UE apparaît comme une entité commerciale unique.

Aussi l’OMC publie-t-elle une statistique qui exclut le commerce intra-UE, soit en 2004 pour l’UE-25, l’équivalent de 27 % du commerce mondial.

En ne comptant que les flux extracommunautaires, l’UE-25 reste la première puissance commerciale du monde (18 %) mais le classement des Etats s’en trouve profondément modifié (Etats-Unis : 12,3 % des exportations, Chine : 8,9, Japon : 8,5), ainsi que la structure géographique du commerce « européen » (tableau 1).

Tableau 1. Structure géographique du commerce extracommunautaire de l’UE-25 en 2004
(flux intracommunautaires exclus)

Exportations Importations Balance commerciale
Valeur totale (Md €) 968,2 1.029,5 - 61,3
(en %) (en %) (en Md €)
Norvège 3,2 (1,0)* 5,4 (1,6)* - 25,3
Suisse 7,7 (2,7) 6,0 (2,2) + 13,5
Turquie 3,9 (1,1) 3,0 (0,9) + 7,1
Russie 4,7 (1,3) 7,8 (1,7) - 34,8
Canada 2,3 (0,9) 1,6 (0,6) + 5,7
Etats-Unis 24,2 (8,5) 15,3 (5,8) + 76,5
Japon 4,5 (1,5) 7,2 (2,6) - 30,5
Chine (hors HongKong) 5,0 (1,5) 12,3 (3,7) - 78,8
Corée du sud 1,8 (0,6) 2,9 (0,9) - 12,4
Taïwan 1,3 (0,4) 2,3 (0,8) - 10,8
Source : Eurostat. *(Entre parenthèse, part en 2003 dans le commerce de l’UE-15, incluant les flux intracommunautaires, source OMC)

L’UE-25 réalise plus de 61 % de son commerce extérieur avec 10 pays, dont la Suisse et la Norvège. La composition sectorielle des échanges est banale, typique des pays industriels (tableau 2), avec un profil particulier pour chacun des Etats membres.

Tableau 2. Structure sectorielle des flux extracommunautaires (en %)
Exportations Importations
UE-15 UE-25 UE-15 UE-25
1980 1990 1999 2003 1980 1990 1999 2003
Agroalimentaire 7,9 7,5 5,7 5,6 9,3 8,5 6,5 6,5
MP et énergies 6,7 4,8 4,5 6,3 43,9 24,9 17,0 19,3
Produits chimiques 9,3 11,5 14,0 16,3 3,8 6,5 7,5 9,1
Machines et matériel de transport 33,5 40,7 46,3 45,5 11,6 28,6 39,2 37,1
Autres prod. manufacturés 42,6 35,5 29,5 26,3 31,4 31,5 29,8 28,0
Source : Eurostat

2°) L’UE et les investissements directs à/de l’étranger (IDE)

a) L’UE est devenue le premier émetteur mondial d’IDE

A la « Belle Epoque », l’Europe domine le monde. Après le « déclin » des années 1914-45, l’Europe devient un espace massivement investi par les FMN américaines, attirées par la perspective du Marché commun. La part de l’Europe occidentale dans les IDE des Etats-Unis passe de 24 % en 1950 à 43 % en 1973. Puis la dissymétrie va s’effacer et s’inverser au cours des années 1980 (tableau 3).

Dans le Top 100 de la CNUCED, on dénombre aujourd’hui deux fois plus de Sociétés transnationales (STN) européennes (57) que d’américaines (26). Mais l’importance des flux intracommunautaires introduit un important biais statistique. Pour la période 1993-2003, les flux d’IDE intracommunautaires contribuent à plus de 57 % des flux totaux sortants des Quinze (56 % en 2004 pour les flux intraUE-25).

Tableau 3. Flux sortants et stock détenu des IDE européens
(flux intra-européens inclus)
Flux sortants (Md $ et % du monde) Stock détenu (Md $ et % du monde)
1985-95* 2000 2004 1980 1990 2004
UE-15 96 (47,2) 806 (67,9) 276,3 (37,8) 216 (38,6) 797 (45,3) 5171,4 (53,1)
10 nouveaux (0,0) 1,1 (0,1) 3,5 (0,5) - 1 (0,05) 18,3 (0,2)
Norvège + Suisse 8,3 (4,0) 52,9 (4,5) 27,1 (3,7) 22 (3,9) 77 (4,4) 465,0 (4,8)
Balkans (1) - - 0,158 - - 2,8 (-)
total 104,3 (51,2) 860 (72,5) 307 (42,0) 238 (42,5) 875 (49,7) 5657,5 (58,1)
(1)Albanie, Bulgarie, Roumanie, (ex)Yougoslavie. *moyenne annuelle
Source : CNUCED, WIR 2004 et 2005

Pour autant, les grandes entreprises européennes investissent massivement sur les autres continents. Au total, les entreprises européennes emboîtent les échelles et les stratégies : elles présentent une double dimension transnationale, à la fois intra- et extra-européenne, et combinent volontiers stratégie domestique et stratégie globale dans chaque espace.

Stratégie multidomestique :

les filiales étrangères privilégient la conquête des marchés où elles sont implantées. Leurs ventes se substituent en partie aux exportations des maisons mères et les filiales tendent à devenir autonomes.

Stratégie globale :

les sociétés investissent dans la logique de la division internationale du processus de production, avec des filiales spécialisées dans un segment d’une chaîne de production. Les flux intrafirmes sont importants.

L’intégration économique (commerciale et financière) du continent européen apparaît en quelque sorte comme une mondialisation à échelle réduite, tandis que les fusions-acquisitions internationales extra-européennes ont pris une grande ampleur au cours des années 1990, pour donner naissance à des mégagroupes planétaires comme DaimlerChrysler (1998) ou Renault-Nissan-Samsung-Dacia (1999-2000).

Alors que jusqu’au milieu des années 1980, les firmes américaines étaient les principales acheteuses d’entreprises étrangères, les années 1990 marquent un changement important. Les Etats-Unis sont plus visés qu’acquéreurs, et 80 % des opérations d’achat d’entreprises américaines sont réalisées par des entreprises européennes.

Les grandes firmes qui transcendent les frontières nationales en déployant leur stratégie à l’échelle du globe sont-elle apatrides ?

Non car les maisons mères restent profondément ancrées dans l’histoire et la culture du pays. L’identité nationale de Renault, Nissan ou Chrysler ne fait aucun doute.

En cela, les firmes ne sont pas multinationales, et les notions de firmes « binationales » (cf. Unilever, Shell ou Aventis avant son rachat par Sanofi-Synthélabo) ou « européennes » restent floues et sujettes à caution.

En revanche, on peut parler de sociétés pluricitoyennes, dans la mesure où chaque filiale doit respecter le droit du pays d’accueil. La notion d’entreprise européenne se réfère à l’harmonisation communautaire de l’environnement juridique des groupes, mais ne préjuge en rien d’une hypothétique nationalité européenne des entreprises.

b) L’UE reste très attractive pour les investisseurs extérieurs

(tableau 4)
La proportion des flux intracommunautaires dans le total des flux entrants est très élevée : près des ¾ pour la période 1993-2004, de sorte que les IDE qui entrent dans les pays européens viennent beaucoup plus des autres pays européens que ceux-ci y destinent leurs IDE sortants. Les 2/3 des flux entrants extracommunautaires viennent de 5 pays : Etats-Unis, Canada, Japon, Norvège et Suisse. Cette dissymétrie illustre celle qu’on observe à l’échelle mondiale, où les PED sont plus investis par les pays développés qu’investisseurs dans ceux-ci.
Pour les seuls flux extracommunautaires, les flux sortants restent nettement supérieurs aux flux entrants.

Tableau 4. Flux entrants et stock accueilli des IDE en Europe
(flux intra-européens inclus)
Flux entrants (Md $ et % du monde) Stock accueilli (Md $ et % du monde)
1985-95* 2000 2004 1980 1990 2004
UE-15 65,6 (36,1) 671,4 (48,4) 196,1(30,3) 216 (31,2) 748 (38,4) 3794,2 (42,6)
10 nouveaux 2,8 (1,5) 21,8 (1,6) 20,3 (3,1) - 4 (0,2) 229,7 (2,6)
Norvège + Suisse 2,8 (1,5) 25,1 (1,8) 6,6 (1,0) 15 (2,1) 47 (2,4) 232,1 (2,6)
Balkans - (0,01) 2,8 (0,2) 10,8 (1,7) - - 46,8 (0,5)
total 71,2 (39,1) 721,1 (52,0) 233,8(36,1) 231 (33,3) 799 (41) 4302,8 (48,3)
Source : CNUCED, WIR 2004 et 2005. *moyenne annuelle

II. L’Union européenne, point nodal des réseaux de transport et de communication

1°) Le carrefour européen

Les lignes de transport maritime et aérien, les liaisons téléphoniques par câble et satellite, les médias internationaux (radio, télévision, Internet) tissent des entrelacs planétaires de réseaux publics et privés.

Dans le maillage réticulaire qui structure la mondialisation, l’Europe (occidentale) constitue logiquement l’un des trois principaux nœuds, avec l’Amérique du nord et l’Asie de l’Est.

Les lieux de l’articulation entre l’Europe et la mondialisation sont donc les grands ports (en particulier de conteneurs) et surtout les métropoles, ces grandes villes d’envergure mondiale qui concentrent les sièges sociaux des STN, les grands aéroports internationaux et les utilisateurs des médias.

Sur les 20 plus grands aéroports du monde en 2004, qui transportent près de 1 milliard de voyageurs, les Etats-Unis en comptent 11 (56,5 % du trafic total), l’Asie 4 (17,7 %) et l’Europe 5 (25,8 %). Un internaute sur quatre réside dans l’UE-25, soit autant que l’Amérique du nord. Le taux de pénétration (nombre d’internautes/population) de celle-ci (68 % en 2005) dépasse toutefois nettement le taux de celle-là (48 %).

2°) Le contenu des tuyaux

Quel contenu circule dans les « tuyaux » ? Certes comptent les échanges de marchandises, les mouvements de capitaux, la capitalisation boursière des entreprises transnationales.

Mais évaluons aussi le commerce des idées, le capital humain, le patrimoine culturel. L’existence de l’Europe se prouve en mesurant sa place dans les flux économiques mondiaux. Elle s’éprouve aussi. L’Europe irrite, séduit, ne laisse personne indifférent sur les autres continents.

L’Europe produit des idées, des images, des sentiments qui polarisent l’attention du reste du monde.

Prenons l’exemple du cinéma.
Le déficit européen des échanges cinématographiques avec les Etats-Unis a quadruplé entre 1988 et 2000 (plus de 8 Md $).

Le marché européen du film est solvable et n’est pas saturé, comme l’indiquent l’augmentation des entrées en salle (1 milliard en 2004 contre 870 M en 1999 dans l’UE-25) et l’explosion des ventes de DVD. Le budget des superproductions américaines est devenu tel que le marché intérieur ne suffit plus à amortir les coûts, d’où la pression croissante à l’exportation des studios d’Hollywood.

Selon l’Observatoire de l’audiovisuel européen, le marché de l’UE-25 se répartit ainsi en 2004 : 71,4 % pour les Etats-Unis, 26,5 % pour les films européens et 2,1 % pour le reste du monde. La France se singularise en maintenant une part pour ses films nationaux qui oscille autour de 40 %.

Pour autant, la consommation cinématographique est nettement plus diversifiée en Europe qu’aux Etats-Unis, tant du point de vue des catégories de films que de leur origine géographique.

L’audience relative des films turcs, iraniens, chinois, coréens, africains est, sauf exception ponctuelle, supérieure en Europe à ce qu’elle est aux Etats-Unis. Les Français et les Espagnols regardent, proportionnellement, deux fois plus de films étrangers que les autres pays européens. Pour l’Espagne, c’est grâce à la part élevée des films latino-américains.

La France détient le triple record européen du nombre d’entrées, du nombre de films distribués et de la diversité nationale.

L’Europe est aussi un centre important de production (764 longs métrages en 2004 pour l’UE-25), les faibles coûts des PECO attirant même les productions américaines.

L’Europe soutient financièrement les jeunes cinémas des pays en développement. « Intervention divine » du Palestinien Elia Suleiman est une coproduction palestino-franco-germano-marocaine, et Little Senegal de Rachid Bouchared est algéro-franco-allemand.

Parmi les films ni étatsuniens ni européens, le plus grand nombre d’entrées dans l’UE-25 en 2004 a été enregistré par Diaros motocicleta de Walter Salles, une coproduction argentine, chilienne, péruvienne, britannique, française et allemande.

Hollywood, combien de divisions ? L’hégémonie américaine est certes écrasante, mais l’influence ne se mesure pas ici uniquement en dollars. L’Europe fait de la résistance. Le Vieux Continent bénéficie d’une aura de prestige auprès des populations cultivées du monde entier, à l’aune du retentissement international des festivals de Cannes et de Venise.

3°) l’UE et le marché mondial du travail

75 % des étrangers qui résident dans les Etats membre de l’UE-25 (plus la Norvège et la Suisse) sont d’origine extracommunautaire, et viennent en grande majorité des pays pauvres et instables.

On peut distinguer 4 catégories : les demandeurs d’asile, les immigrants légaux à la recherche d’un emploi, les entrées au titre du rapprochement familial, les immigrés en situation irrégulière. Mais les lignes de partage sont floues, et rendent peu fiables les statistiques. On mettra ici 2 aspects en exergue.

a) la mondialisation des origines.

Les poids de l’histoire (empires coloniaux) et de la géographie (pays voisins) restent déterminants, mais la tendance des dernières années montre une diversification et un éloignement des origines.

Les Turcs ont longtemps privilégié l’Allemagne (2,3 M y résident en 2004), mais émigrent aujourd’hui dans tous les pays de l’Union.

Les Marocains constituent la première communauté étrangère d’Italie. Le Portugal accueille des Brésiliens, Angolais et Capverdiens, mais aussi 70.000 Ukrainiens, la plus importante communauté étrangère du pays, qui travaille principalement dans le...bâtiment.

Les flux en provenance d’Asie, notamment de Chine, et d’Afrique de l’ouest sont en forte augmentation dans tous les pays d’Europe.
La mondialisation s’exprime aussi à travers les déplacements de main d’œuvre qualifiée.

D’une part, les flux croisés des cadres expatriés par les STN.

D’autre part, des « cerveaux » des PED émigrent vers l’Europe (médecins algériens dans les hôpitaux français ou informaticiens indiens en Allemagne).

Les niveaux de formation des nouveaux migrants s’élève constamment, en raison des progrès de l’instruction dans les pays d’origine (qui pâtissent de ce brain drain) et des exigences croissantes de qualification dans les pays d’emploi.

b) les problèmes posés par l’immigration extracommunautaire

D’une part, l’intégration socioculturelle est objectivement moins facile que lorsque les immigrés étaient européens. D’autre part, la concurrence entre étrangers et nationaux sur le marché de la main d’œuvre peu qualifiée s’exerce davantage dans les pays d’origine où investissent les firmes européennes pour y implanter des filiales, qu’en Europe même, où les taux de chômage et d’immigration ne sont pas corrélés.

III. L’Union européenne, modèle de gouvernance de la mondialisation ?

Gouvernance : malgré les apparences, le terme n’est pas un anglicisme, mais un vieux mot très usité en France au XIIIe siècle, et qui a 3 sens : gouvernement, juridiction, puissance.

S’interroger sur la gouvernance de la mondialisation, c’est se demander qui détient assez de puissance pour fixer les règles du jeu et les faire respecter.

1°) L’UE et le multilatéralisme (à dimension économique)

La mondialisation met en jeu des forces privées et publiques : entreprises, Etats, organisations intergouvernementales (OIG) et non gouvernementales (ONG). Elle se caractérise par l’absence de finalité délibérément partagée par tous ces acteurs.

Les marchés mondiaux des biens et des services, du capital et du travail, se sont développés sans qu’apparaissent parallèlement les institutions permettant leur fonctionnement optimal. L’enjeu de la gouvernance est double :
- conserver les avantages de la libre circulation tout en minimisant ses effets négatifs ;
- prendre en compte l’émergence de « biens publics globaux » : respect des droits de l’homme, bien-être social, manipulations génétiques, protection de l’environnement, lutte contre la criminalité internationale.

Dans ce jeu, l’Union européenne prétend être un modèle, dans le double sens du terme : système institutionnel original, elle adopte une posture géopolitique particulière, qu’elle présente comme un exemple à suivre. Suffisamment conscients des avantages de l’intégration pour vouloir surmonter les obstacles et leurs désaccords, les gouvernements européens ont développé depuis 50 ans toute une culture du compromis qui a permis de résoudre les problèmes.

Mieux, cette philosophie a inspiré l’ingénierie des institutions et du processus décisionnel de la Communauté puis de l’Union. L’apprentissage de la gestion des conflits par la négociation multilatérale à la place de la confrontation brutale des intérêts, la préférence donnée au droit international sur l’usage de la force, tel est le modèle que l’UE propose au monde, en opposition à l’ « unilatéralisme » des Etats-Unis.
A défaut d’Organisation internationale du commerce, prévue par la charte de La Havane (1948) mais refusée par le Congrès américain, le Gatt s’est institutionnalisé.

La question ressurgit avec l’Uruguay Round dont l’un des enjeux porte sur la création d’une Organisation mondiale du commerce avec un Organe de règlement des différents. Les Etats-Unis y sont hostiles, mais l’UE soutient les PED qui en font la condition sine qua non de leur ralliement à une libéralisation accrue des échanges.
L’UE est favorable au renforcement des organisations intergouvernementales comme l’OMC, l’OIT, le FMI, la Banque mondiale.

Elle montre son souci des « biens publics mondiaux » sur deux dossiers : le gaz à effet de serre (protocole de Kyoto, 1997) et la biodiversité (protocole de Montréal, 2000). Elle souhaite la création d’une Organisation mondiale de l’environnement.

2°) L’UE et les relations Nord-Sud jusqu’en 2000

L’UE a le souci d’avoir des « relations particulières » avec les PED. Elle se présente volontiers comme un modèle de générosité, réputé plus sensible à la revendication tiers-mondiste d’un Nouvel ordre économique international.

a) l’UE est le plus gros contributeur mondial d’Aide publique au développement (APD).
Sur près de 79 Md $ d’APD du CAD en 2004, 43 par les Quinze, soit 55 %, à comparer aux Etats-Unis (19 Md, 24 %) et au Japon (9 Md, 11,4 %). Par rapport au critère majeur du ratio APD/PIB, 5 pays seulement atteignent ou dépassent 0,7 %. Tous sont européens : Norvège, Luxembourg, Danemark, Pays-Bas, Suède. La moyenne pour l’UE-15 est 0,36 % (CAD : 0,25 Etats-Unis : 0,16). A Barcelone (mars 2002), l’UE a décidé de monter à 0,39 % du PIB en 2006, et en mai 2005, les 25 ont décidé d’atteindre 0,56 % en 2010, soit une augmentation de 20 Md € par an, dont la moitié pour l’Afrique.

NB : cette aide totale de l’UE additionne l’aide de chaque Etat membre et l’aide communautaire au sens strict, celle qui est financée par le budget communautaire (« action extérieure ») et par le Fonds européen de développement (FED) destiné aux pays ACP. Cette aide communautaire, exclusivement multilatérale par définition, fait de l’UE en tant que telle le 5e contributeur mondial, avec 12 % de l’APD mondiale.

b) l’aide par le commerce
Au Trade not Aid des ultralibéraux, les Européens répondent Aid by Trade.
D’une part, la CE accorde dès 1971 le système de préférence généralisé (SPG) revendiqué par la PED à la CNUCED de New Delhi en 1968 : octroi d’un tarif douanier inférieur (jusqu’à la franchise) sans exiger la réciprocité. D’autre part, pour les pays ACP (conventions de Lomé depuis 1975), dispositifs particuliers du Stabex, du Sysmin et du protocole sucre.
C’est par rapport à cet héritage qu’il faut mesurer les évolutions récentes.

3°) L’UE et la mondialisation libérale

a) la nouvelle relation avec les pays ACP : la convention de Cotonou (20 juin 2000)
De Lomé à Cotonou, on passe d’une logique de coopération à l’abri de la compétition internationale à une logique visant à arrimer les pays ACP à la mondialisation, comprise comme un accélérateur de la croissance économique. La normalisation libérale consiste d’abord à abolir tous les avantages commerciaux accordés aux pays ACP : suppression de Stabex et Sysmin, disparition de l’avantage tarifaire avec la baisse continue du TEC. Elle passe ensuite par la négociation d’ « accords de partenariat économique » en vue de constituer, à partir de 2008, des zones de libre échange avec l’UE. Donc, disparition de la dissymétrie tarifaire dont risquent fort de souffrir les pays ACP, d’une part privés de leurs recettes fiscales, d’autre part exposés à une concurrence extérieure accrue.

b) l’UE et le libre échange
Les mouvements altermondialistes dénoncent le prosélytisme libéral de l’UE dans sa zone d’influence. Peut-on rétorquer que le libre échangisme est dans la nature même de l’UE ? Oui et non. L’UE est en effet un marché très ouvert à la concurrence pour les produits manufacturés (tableau 5).

Tableau 5. Droits de douane moyens effectivement appliqués par l’UE-15
à l’importation des produits non agricoles et non pétroliers
1990 2002
Avec le monde entier 5,60 1,57
Dont pays développés 5,93 1,48
Balkans et CEI 5,93 0,93
Pays en développement 5,15 1,83
Pays les moins avancés 0,21 0,00

Source : CNUCED

Mais l’UE reste relativement protectionniste pour les produits agricoles (tableau 6), avec notamment

Tableau 6. Tarif moyen pondéré appliqué aux produits agricoles (2003, en %)
Union européenne 22,4 Brésil 12,0
Etats-Unis 10,8 Mexique 23,6
Groupe de Cairns 15,9 Chine 38,8
Japon 50,9 Inde 25,9
Corée et Taïwan 49,4
Source : Banque mondiale, Global Economic Prospects, 2004

des pics tarifaires élevés pour le sucre (220 %), le beurre (160 %) et la viande bovine (110 %). A Cancun (septembre 2003), les PED ont accusé l’UE à la fois de protectionnisme et de concurrence déloyale (par les subventions à la production et aux exportations). Ironie de l’histoire, l’UE se trouve prise au piège de la surenchère libérale. A Cotonou, elle supprime les dérogations au libre échange qui étaient favorables aux PED les plus pauvres, et à Cancun, elle est mise en demeure de supprimer les siennes. Le libre échange favorise les forts, mais pas seulement l’UE par rapport aux pays ACP : les grandes puissances agricoles du Sud aussi par rapport aux PMA. Le Brésil et la Thaïlande ont obtenu la condamnation par l’OMC de l’organisation communautaire du marché du sucre, mais qui en pâtira sinon les pays ACP sucriers comme l’Ile Maurice ?
La libre circulation des hommes n’est pas encore totale à l’intérieur de l’UE-25. Mais c’est surtout par rapport au reste du monde que l’UE a l’aspect d’une « forteresse ». Championne des droits de l’homme (liberté, égalité, fraternité) et de la coopération, l’Europe est interpellée en permanence par la question de l’immigration. Comme l’ALENA, l’UE n’échappe pas à la contradiction entre son refus de la libre circulation des personnes et sa promotion de la libre circulation des marchandises et des capitaux. Et le libre échange est-il le plus court chemin qui mène au développement ? La problématique de l’immigration extracommunautaire est bien illustrée par les deux réunions qui se sont tenues à Bruxelles, le même jour 12 octobre 2005. D’un côté, les 25 ministres de l’Intérieur se préoccupaient de la « poussée » de l’Afrique noire via le Maroc. De l’autre, les présidents de la Commission et de l’Union africaine présentaient un « plan de partenariat stratégique pour la sécurité et le développement » qui réitérait toujours les mêmes promesses. Faut-il aider le Maroc à mieux contrôler ses frontières ou aider toute l’Afrique à sortir du sous-développement ?

c) quel rôle doit jouer l’UE dans la mondialisation ?

Si les ultralibéraux favorables à la transformation de l’UE en simple zone de libre échange, sans institutions ni politiques communes, sont très minoritaires, la pression libérale pousse à l’absence de politique industrielle, au démantèlement de la PAC, à la privatisation et démonopolisation des services publics, à l’accentuation de la concurrence dans les services privés. La volonté d’harmoniser le droit social communautaire sur les normes nationales les plus élevées, fait clairement défaut. En prenant à partir de l’Acte unique (1986) une orientation toujours plus libérale, l’UE se différencie de moins en moins de la mondialisation. Les STN raisonnent en termes planétaires et considèrent le continent européen comme une simple portion du marché mondial. Les critiques contre la mondialisation libérale et « l’Europe telle qu’elle est » sont les mêmes. La concurrence des pays à bas salaires, directe (les importations) et indirecte (les délocalisations) vient en même temps de l’extérieur (l’ouvrière chinoise) et de l’intérieur (le plombier polonais).

L’élargissement de 2004 a en effet accentué les disparités fiscales et sociales de la concurrence interne. L’objectif du « bien-être social » gravé dans le marbre des traités, est démenti par le chômage de masse qui ronge plusieurs Etats membres. Certains déplorent l’absence de politique commune contre ce chômage. Les disparités des taux de chômage, nationaux et régionaux (de 2,4 à 32,8 % selon les régions dans l’UE-25 en 2004) démontrent que les facteurs sont trop différents pour faire l’objet d’un traitement unique au niveau de l’Union. La création, proposée par la Commission au Conseil européen de Hampton Court (27 octobre 2005), d’un fonds d’ajustement à la mondialisation, apte à amortir les effets sociaux de la mondialisation, a été renvoyée à plus tard, faute d’unanimité.

Les contestataires vont plus loin en accusant la construction européenne elle-même d’être responsable du chômage. La politique mise en œuvre pour respecter les critères de Maastricht, avant et après la création de l’euro (Pacte de stabilité), plombe durablement la croissance économique de la zone. S’il est vrai qu’une relance solitaire n’est plus possible, les néokeynésiens réclament une politique collective de soutien de l’activité, par exemple par des grands travaux financés par l’emprunt. Et ils vitupèrent l’obsession déflationniste de la Banque centrale européenne.

La mondialisation présente deux niveaux d’analyse : le niveau géoéconomique de la confrontation des forces économiques, surtout privées, et le niveau géopolitique des rapports de force entre Etats, avec évidemment des relations dialectiques, de connivence et de conflits d’intérêts, entre les deux niveaux. Dans ce double jeu, l’UE doit-elle être un bouclier pour préserver le modèle européen d’une « économie sociale de marché » ou un glaive pour soumettre les populations aux exigences du capitalisme actionnarial ?

Pour ceux qui pensent que la construction européenne est par nature une entreprise volontariste, et l’Europe une communauté de valeurs pas seulement marchandes, l’Union doit affirmer sans complexes sa raison d’être.

Une identité économique et sociale, définie par une gestion particulière des ressources humaines et des relations sociales : comment promouvoir une économie de marché sans générer une société de marché, comment concilier régulation par le marché et régulation du marché ?

Une identité politique par conséquent, du champ économique, social et culturel à celui de la diplomatie et de la défense. Pour la gauche fédéraliste, les deux enjeux de pouvoir se confondent, car une « Europe puissance », c’est un système institutionnel capable d’exercer un double pouvoir fort, intérieur (organiser la solidarité entre les bénéficiaires et les victimes de la concurrence) et extérieur par une politique étrangère et de sécurité commune, la politique de régulation des flux se situant à l’interface des deux.

Mais c’est oublier qu’il existe deux types de fédéralisme : un fédéralisme « rooseveltien », qui conjugue en effet les deux pouvoirs, et un fédéralisme « reaganien » qui les dissocie. Par conséquent, ceux qui pensent que le l’UE est le « cheval de Troie » de la mondialisation libérale, se méfient de tout transfert de souveraineté à des instances supranationales, soupçonnées d’être moins protectrices que l’Etat-nation.

Dominique HAMON
Professeur de chaire supérieure
Chargé de cours au CAFA (Rectorat de Paris)

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