Il y a des moments où l’on se dit que l’on n’y arrivera jamais, que c’est foutu, qu’il vaudrait mieux faire autre chose… C’est fou l’état de fatigue dans lequel nous sommes plongés lorsque nous percevons de la bêtise au milieu d’un discours qui se voudrait sérieux. Peu importe de savoir s’il nous arrive également d’être bêtes, ce que nous allons dire vaudra alors pour ceux qui nous écouterons, mais il est très probable que nous serions immédiatement frappés d’une fatigue du même genre. Nous serions fatigués de nous-mêmes (cela arrive si souvent lorsque nous sentons poindre dans notre pensée ou sous notre langue les mêmes éternelles rengaines…).
Ce n’est pas un hasard si nous pensons au discours lorsque nous reviennent en mémoire les expériences de la bêtise qui nous ont marqués. Le discours est sûrement un lieu de rencontre privilégié où se donnent rendez-vous les idées les plus idiotes. A tel point que l’on pourrait se limiter à dire que la bêtise est avant tout un discours, un discours que l’on tient sur quelque chose ou une certaine façon de discourir. Il faudrait parler des gestes aussi… Mais les gestes les plus grossiers ou ceux qui relèvent le plus d’une profonde bêtise apparaissent presque immanquablement eux aussi comme des discours, comme de véritables postures de la pensée, d’une pensée à même les gestes qui va, sans dire. Preuve en est peut-être que dans l’intimité de notre esprit, ou une fois rentrés chez nous, nous ne cessons d’essayer de leur opposer d’autres discours ou d’autres gestes à ces gestes ou à ces discours, si bêtes qu’ils nous avaient laissé sans voix au moment même où il aurait fallu pouvoir leur répondre…
Car voilà la bêtise, en discourant, elle épuise immédiatement toutes les ressources du discours. Si nous ne pouvons rien répondre, c’est parce que le discours en général est épuisé. L’immense fatigue que nous ressentons nous-mêmes dans ces moments-là est la transposition sur le plan physique de la fatigue du discours lui-même. Le phénomène, assez inquiétant et mystérieux, de l’incroyable perte des forces vitales au simple contact de cette méchanceté propre à la bêtise trouve ici son explication. La fatigue, qui nous prend lorsque nous sommes confrontés à la bêtise, consiste dans l’incroyable dépense d’énergie que nous mettons à imaginer et à anticiper la force qu’il nous faudra pour nous y opposer. Imaginer la force que l’on va perdre, nous la fait perdre déjà. Il faut croire que si certaines idées sont vivifiantes d’autres sont réellement épuisantes. Mais ici, et c’est le plus remarquable, nous sommes épuisés avant même d’avoir rien fait. Ce que fatigue la bêtise c’est l’imagination. Si la bêtise fatigue l’imagination, c’est parce qu’elle la fatigue pour rien. C’est un peu comme s’il nous fallait travailler pendant de longues heures à lire des choses inutiles dans le seul but, aperçu en toute lucidité, de devenir idiot.
Pour peu que nous soyons un peu susceptibles à ce qui insulte notre intelligence et que notre imagination soit portée à la défendre par de généreux discours, la première stupidité sonnera la charge ; toute la fatigue, et toute la tristesse qui l’accompagne, nous seront données d’un seul coup, par la simple anticipation des obstacles à surmonter. D’où le terrible accablement qui pourra nous prendre et nous emporter, nous mettant en fuite avant même d’avoir livré bataille.
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L’autre jour, chez le coiffeur, alors que j’étais déjà la tête entre les mains et le ciseau, et que nous devisions gaiement, un client est entré et s’est joint à notre conversation. Il est agréable de pouvoir discuter de politique ou de problèmes de société avec des inconnus. Il semblait avoir un discours critique et nous partagions certains points de vue.
A un moment il a dit : « De toutes les façons, rien ne pourra m’enlever de l’idée que tous les problèmes viennent du fait qu’il y a des étrangers en France… »…
Il y aurait de nombreuses choses à dire sur ce simple petit événement. Ce genre d’événement est quotidien.
Je ne sais plus ce que je lui ai répondu. J’avais honte. Cette honte là est un drôle de sentiment. La meilleure façon de l’exprimer c’est « j’avais honte pour lui », expression à laquelle il faut rendre toute son étrangeté. J’avais honte à la place de celui qui n’avait pas honte. Quelle plus grande vengeance, quelle plus grande honte faire à quelqu’un ?
Mais pas seulement. J’avais honte de ce que j’avais entendu, et plus encore. J’avais honte pour les mots eux-mêmes, honte pour la pensée, pour la discussion, honte de ce que je pourrais lui répondre et de l’échec probable d’une telle réponse. Nous sommes tellement bêtes devant la bêtise. Il est sûrement honteux de ressentir cela, nous n’en sortons jamais, pas indemnes en tout cas, mais comme complices. C’est sûrement un des aspects les plus violents de la violence que de nous associer à elle ?
Comment ne pas devenir complices de la bêtise ? Comment répondre sans insulter son intelligence à lui ou si cela s’était mal passé sans l’insulter tout court ?
Au début, j’ai voulu écrire un petit article la-dessus.
Mais je n’y arrive pas.
Quand je serai moins fatigué, je pourrai me remettre à penser que j’aurais dû lui demander ce qu’il entendait par là, qu’il se serait livré plus, qu’il avait besoin de parler, qu’on l’écoute et qu’il aurait fini par avouer les quelques vilaine petites rancœurs, et autres anecdotes, qui lui servaient d’idées pour son discours. J’aurais sûrement découvert les raisons singulières d’un homme difficilement singulier, au lieu de verser dans les généralités et le billet d’humeur.
Mais je n’y arrive pas. Il ne me reste que mes humeurs et le ton moral (dès que je retrouve la forme, je me remets à la sociologie !).
La bêtise fatigue, et la fatigue rend bête...
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MY