« El pimiento sucio », le piment sale. A la seule évocation de ce nom, on vous regarde de travers. Sur les 26 500 hectares du plus grand verger d’Europe, difficile de trouver des agriculteurs (parmi les 16 000 existants) disposés à vous faire visiter leur exploitation. La raison de cette paranoïa collective porte un nom savant : l’isophenphos méthyl.
Depuis que des résidus de ce pesticide illégal ont été découverts, fin 2006, sur des piments exportés vers l’Allemagne, l’inquiétude s’accroît dans la région d’Almería (Andalousie). Et pour cause : les cultures intensives sous serres de fruits et légumes sont le principal moteur de l’activité économique régionale. Or, à la faveur de ce scandale qui a traversé l’Europe comme une traînée de poudre, la mauvaise réputation a gangrené les invernaderos (« serres ») des environs d’Almería, unique zone agricole d’Espagne vivant sans aucune subvention.
Ostracisme. En janvier, le Royaume-Uni, la Finlande et la Hongrie ont aussi trouvé des traces d’isophenphos méthyl sur des piments en provenance d’Almería. Avec l’Allemagne, ils ont porté plainte auprès de Bruxelles, qui a placé le produit toxique sur sa liste noire. Au mois de février, nouveau coup dur pour l’agriculture intensive d’Almería : les autorités sanitaires néerlandaises détectent sur des tomates, des concombres et des aubergines les restes d’un autre pesticide interdit. « Même si cela ne concerne qu’une minorité d’exploitants, le mal touche tout le secteur et menace une région entière », se lamente Juan Carlos Pérez, de Coexphal, la principale association de coopératives hortifruticoles.
En 2006, les 16 000 exploitations d’Almería ont produit 2,8 millions de tonnes de fruits et légumes, soit 1,3 milliard d’euros. Sur place, les effets d’un boycott partiel se font sentir. D’après Coexphal, depuis le début de la crise, la production des variétés de piment a chuté de 15 %, et sa commercialisation de 30 %. La baisse se fait surtout sentir en Allemagne, le débouché numéro 1.
Les petits agriculteurs de la zone (chaque propriété s’étend en moyenne sur 2 hectares) vivent cet ostracisme comme une calamité. D’autant que les autorités andalouses ont réagi avec sévérité : vingt-cinq sociétés exportatrices de piments ont été suspendues et condamnées à payer 125 000 euros d’amendes ; quarante exploitations ont été paralysées et amendées. « Il ne faudrait tout de même pas généraliser, dit Lola Gomez Ferron, l’un des rares exploitants à faire visiter ses cultures. Dans l’ensemble, on a de quoi être fier. En trente ans, on est passé ici d’une économie de subsistance à un modèle d’agriculture intensive qui approvisionne le reste du continent les douze mois de l’année. »
Sur place, tout le monde reconnaît que la question des pesticides, dont le coût dépasse fréquemment celui des engrais, est un authentique casse-tête. « C’est un chaos absolu, s’insurge José Antonio Aliaga, responsable provincial de l’agriculture. Je ne doute pas que certains exploitants soient fauteurs. Mais certains produits phytosanitaires sont autorisés ici et interdits en Allemagne ou aux Pays-Bas. D’autres, licites encore récemment, ont été prohibés sans que l’information ait bien circulé... Personne ne s’y retrouve ! »
Depuis 1997, le nombre de pesticides autorisés est passé de 200 à... 20. Parallèlement, comme le confirme l’Association espagnole de protection des plantes (AEPLA), le marché des pesticides illégaux, souvent moins onéreux, croît sans cesse. « Le diktat des distributeurs, qui exigent des fruits et légumes lisses et sans tache, est tel que l’usage des pesticides est stimulé, insiste Juan Carlos Perez, de Coexphal. On pourrait aisément retirer 80 % des produits sans affecter la qualité hortifruticole. » Autre difficulté locale : les hautes températures (jusqu’à 50 °C) et le climat semi-aride sont à l’origine d’épidémies plus aiguës qu’ailleurs en Europe. « Dans les serres des Pays-Bas, les choses sont bien faciles », souligne José Antonio Aliaga.
Contrôle biologique. La solution ? Elle passe, dit-on ici, par le renforcement du « contrôle intégré », c’est-à-dire la mise en place d’inspections aux critères harmonisés dans les exploitations hortifruticoles. 10 % des serres de la région d’Almería (autour d’El Ejido) devraient en bénéficier d’ici la fin de l’année.
Autre piste, qui éliminerait le recours aux pesticides : le contrôle biologique (très répandu aux Pays-Bas). Exemple : en implantant des insectes baptisés nesidiocoris, on tue les mouches blanches, un fléau pour les légumes. De la même façon, les orius liquident les redoutables thrips, capables de réduire une récolte entière à néant.
Entre Almería et El Ejido, non loin de la mer, au milieu des milliers de plastiques recouvrant les serres, l’agronome Lola Fernandez montre des piqûres superficielles de mouches blanches sur des piments rouges. On se trouve à Las Palmeras, un centre expérimental géré par la région Andalousie, où l’on dessine l’agriculture intensive de demain.
Depuis l’automne, Lola voit défiler des centaines d’agriculteurs venant étudier les techniques du contrôle biologique, sous la haute main de 400 techniciens fraîchement formés. « La survie économique d’Almería, déjà menacée par la concurrence des fruits et légumes d’Israël, du Maroc ou de Turquie, en dépend. A moyen terme, notre région sera leader sur ce terrain », dit, optimiste, Juan Carlos Perez. Selon Coexphal, la superficie sous contrôle biologique passera, début 2008, de 1 000 à 6 000 hectares. Suffisant pour rassurer les consommateurs du reste de l’Europe ?
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