Fabrice Nicolino

BIDOCHE

L’industrie de la viande menace le monde

samedi 7 novembre 2009, par Forum Civique Européen

Un pavé de 400 pages qui se lit comme un roman policier. Un document qui a un grand défaut...Vous risquez de ne plus jamais manger un steak, un gigot, une côte de bœuf sans penser à ce que vous avez appris dans ce pamphlet de l’auteur de PESTICIDES, révélations sur un scandale français ou LA FAIM, LA BAGNOLE, LE BLE ET NOUS, une dénonciation des bio carburants. Vous doutez ? Prenez le temps de lire ces quelques pages sur le soja.
JournArles vous propose la lecture de ces lignes et en prime une émission avec Fabrice Nicolino que la réalisatrice de Terre à Terre - Ruth Stegassi - a diffusé sur les ondes de France Culture. En Arles, vous aurez le plaisir de la télécharger sur le site de JournArles après sa reprise sur les ondes de Radio 3DFM (97FM), le 18 novembre 2009 à partir de 18h00.

La destruction de la grande forêt


Le soja est une manne comme il en existe peu. Au Brésil, au cours des soixante dernières années, les surfaces de terres cultivées se sont étendues de 0 à plus de 21 millions d’hectares. Le Brésil est le deuxième exportateur mondial, et, avant que l’encre de ce livre ait séché, il sera sûrement le premier, devant les
Etats-Unis. Il pourrait même exporter deux fois plus que le géant du Nord en 2015 ! Car sa progression est fulgurante, inouïe : il représente déjà, avec environ 62 millions de tonnes par an, le quart de la production mondiale. Et ce n’est qu’un début.
Car à l’autre bout de la chaîne, il y a nous, tout simplement. Une étude du WWF [1] rappelle opportunément cette réalité qu’il ne faut surtout, surtout pas voir : « Un Français mange en moyenne 92 kilos de viande, 250 œufs et une centaine de kilos de produits laitiers chaque année, ce qui nécessite une surface cultivée en soja de 458 m2 par habitant pour répondre aux besoins en alimentation animale. La France fait partie des principaux responsables de cette tragédie. Elle est en effet le premier consommateur européen de soja, principalement originaire du Brésil (22 % du soja exporté du Brésil arrive en France). »

Arrêtons de lire une seconde. N’oubliez pas le pacte conclu à l’entrée de ce chapitre. Pour quelques minutes, faisons semblant de croire qu’il existe sur la planète une seule et même humanité. Une seule. Eh bien, une partie - nous - utilise sans s’en soucier 458 m2 d’une terre fabuleuse à tout point de vue pour parachever l’alimentation du bétail industriel qu’elle ingurgite. Question stupide, qui nous fait
aussitôt redescendre sur terre : que fait, ou plutôt que ne fait pas le mouvement des consommateurs français ?

Aujourd’hui, 22 millions d’hectares des terres du Brésil - le chiffre pourrait être sous-estimé - sont plantés en soja.
Mais demain ? La culture a commencé dans les États du Sud et s’étend aujourd’hui aux zones du Centre et de l’Ouest, envahissant aussi bien la savane - le cerrado - que la forêt tropicale. L’affaire a des aspects pervers. Car le drame se joue en deux temps. Le premier s’appelle élevage : de 1990 à 2009, le nombre de têtes de bétail bovin est passé de 26 millions à probablement 175 millions - nous en reparlerons plus loin. Le second se nomme déforestation. Philip Fearnside, coauteur d’une lettre publiée dans le magazine Science (21 mai 2004) et membre de l’Institut national de recherche sur l’Amazonie, explique le tout avec une grande clarté : « Les producteurs de soja provoquent directement un certain degré de déboisement. Mais leur impact sur la déforestation est beaucoup plus grand dans l’utilisation des terres, des savanes et des forêts de transition, qui obligent les éleveurs de bétail et les agriculteurs "nomades" à pénétrer encore plus dans la forêt. La production de soja promeut aussi politiquement et économiquement la construction de projets d’infrastructures qui accélèrent la déforestation provoquée par d’autres acteurs. »
Et voilà le travail, si l’on peut dire. Et voilà le travail du soja, en tout cas.

Cargill et le port de Santarém

L’entreprise Cargill -reprenons notre affaire en main - est au cœur de la destruction de ce trésor de l’humanité. Dans un rapport remarquable [2] - qui n’existe qu’en anglais, hélas - Greenpeace met en cause avec gravité les trois transnationales qui tiennent le commerce du soja : ADM, Bunge et Cargill. Cette dernière est la plus grosse, de loin. Que retenir parmi tout ce qui justifierait les révoltes les plus extrêmes ? L’utilisation d’une main-d’œuvre dans des conditions proches de l’esclavage pour la déforestation ? La perte d’une biodiversité unique qui jamais ne reviendra ? Ces phrases du gouverneur Maggi, qui résument si bien la situation : « Je n’éprouve pas la moindre culpabilité pour ce que nous faisons ici. [...] Ce n’est pas un secret que je veux construire des routes et étendre la production agricole » ?

Voyons de plus près le cas du port de Santarém... au débouché de là route BR-163. Cargill y a créé de toutes pièces un terminal qui permet de charger de soja des cargos à destination du monde entier. En toute illégalité ? C’est certain. Car la loi brésilienne impose une étude d’impact avant que ne soient construites des installations aussi vastes au bord d’un fleuve. Cargill s’est assis dessus.
Poursuivi par le ministère public brésilien une première fois en 1999, il a préféré jouer la montre et s’appuyer sur ses avocats, voire peut-être sur d’autres méthodes, parfois plus efficaces. En novembre 2003, premier procès. Le tribunal se prononce à l’unanimité contre Cargill. Mais l’entreprise a déjà réalisé tous les travaux du terminal, détruisant au passage une plage utilisée par les pêcheurs locaux ainsi que vingt-cinq petites entreprises familiales.
En décembre de la même année, le procureur fédéral exige la démolition du terminal. Et réclame l’arrêt des activités de Cargill en attendant une décision définitive. En janvier 2004, un juge impose une astreinte de 47 000 dollars américains par jour d’activité « illégale ». Un autre juge l’annule aussitôt. On passe la suite, car on n’en finirait plus. Dernier épisode du feuilleton : le 27 mars 2007, l’agence de l’environnement brésilienne (IBAMA) ordonne la fermeture du terminal fluvial du géant du soja américain. Ce ne sera probablement qu’une péripétie de plus.

Au fait, à quels animaux servent donc ces millions de tonnes de soja ? Aux bovins, bien sûr. Aux cochons, certainement. Mais surtout aux braves poulets qui s’entassent par millions dans nos hangars. Des entreprises comme Cargill, Sun Valley, à Orléans, fournissent en priorité les chaînes de fast-food McDo. En 2004, par exemple, le chiffre d’affaires de Cargill Foods France - 90 millions d’euros - aura été assuré à 98 % par McDo. Ainsi donc, quand un client grignote ses nuggets ou ses poulets panés, il y a de fortes chances pour qu’il consomme du même coup du soja venu tout droit du Brésil dans les excellentes conditions décrites.

Le lupin délaissée

Le comble de cette sombre histoire s’appelle Philippe Desbrosses, pionnier bien connu de l’agriculture biologique en France. Il est l’auteur d’une thèse universitaire sur le lupin, terminée en 1987. Desbrosses résume, dans un entretien accordé à Terre sauvage en février 2008, ses prodigieuses découvertes : « [Le lupin] est ce qu’on appelle un précédent cultural. Idéal. Il fixe l’azote de l’air, qu’il restitue au sol, en laissant jusqu’à 250 unités par hectare et par an, ce qui est énorme. Quand on cultive du blé ou du maïs après du lupin, par exemple, c’est extraordinaire. J’ai vu en Hongrie, il y a plus de vingt ans, des rendements de 80 quintaux de maïs à l’hectare sans mettre d’engrais. [...] Et en plus, c’est un phytosanitaire naturel car l’amertume est un répulsif contre les insectes prédateurs. Tout cela est démontré, validé par des travaux financés par la Commission européenne. Le lupin est en outre une plante protéagineuse, un des principaux concurrents du soja. Sauf que le lobby du soja est si puissant qu’il ne laisse aucune place, aucune chance au lupin. J’ai découvert qu’il ne suffit pas de découvrir les propriétés d’une plante pour que cela marche. Non, il faut que tous les opérateurs de la filière se lancent en même temps. On peut trouver quelque chose de fantastique, mais cela ne marchera pas tant que l’ensemble du système d’une filière économique ne s’en emparera pas [...]. »

Et encore, mais ailleurs : « Le lobby soja est suffisamment implanté à Bruxelles pour être en mesure de freiner, voire bloquer, les dossiers protéines et décourager les utilisateurs du lupin. Anecdote : ce même lobby avait fait circuler en 1984 une rumeur dans les campagnes laissant croire que 9 truies avaient péri empoisonnées par du lupin. Lorsque l’information a été démentie, elle avait déjà trouvé écho auprès de nombreux fermiers, et court encore. L’exploitation des farines animales aura été un plan pour essayer d’échapper à l’étau du soja. Contrairement à ce qu’on nous raconte, il existe de nombreuses ressources de protéines inexplorées, inexploitées, pour ne pas dire "torpillées". C’est ainsi que la plupart des acteurs de l’aventure "lupin" commencée il y a 20 ans ont été ruinés ou ont, tout simplement, disparu. [...] Ce n’est pas la première fois qu’une plante est promue ou
délaissée en fonction d’intérêts politiques et commerciaux. » [3]

Vous avez bien lu. Le soja n’est pas une fatalité, même si les consommateurs français continuent de manger de la viande. Mais, pour l’heure, c’est une calamité. L’Union européenne importe près de 80% de ses protéines destinées à l’élevage, soit 37,2 millions de tonnes, dont 23,2 sous la forme de tourteaux. Ce soja vient du Brésil pour 56 % et de l’Argentine pour 38 %. Quant à la France, elle est le plus gros importateur et consommateur européen de tourteaux de soja. Elle ne produit sur place que 2 à 3 % de sa consommation
 [4].

Rappelons sans y insister, en dehors de toute considération écologique ou morale, que la dépendance par rapport au soja pose aussi de redoutables problèmes d’indépendance politique. Que deviendrait l’agriculture européenne si la route commerciale du soja était un jour interrompue ?

En attendant, InVivo, belle et noble entreprise française, a racheté les activités « nutrition animale » de Cargill au Brésil. Cargill, grande et noble entreprise américaine.

Entretien avec Fabrice Nicolino


Emission Terre à Terre de Ruth STEGASSI sur France Culture le samedi matin à partir de 07h00. L’entretien a été également mis a disposition pour undiffusion sur Radio 3DFM 97FM à Arles dans le cadre de l’émission : AGRICULTURE ET FRIC - du troisième mardi du mois - à partir de 18 heures.

Répondre à cet article

JournArles | Ecrivez-nous | Maison de la vie associative, Boulevard des Lices, 13200 Arles