Avant de commencer je dois vous remercier car vous me permettez, ce soir, de mesurer l’intérêt que l’opinion publique d’Arles peut porter à un sujet de conférence et de débat aussi peu attrayant a priori, pour ne pas dire totalement repoussant. Combat de boxe perdu d’avance entre à ma droite « le développement durable » et à ma gauche « la décroissance soutenable ». Si l’on ouvrait des paris n’importe qui de sensé ne miserait pas un euro sur les chances de « la décroissance soutenable » face à cette merveilleuse promesse de bonheur éternel que représente la notion rêvée de « développement durable ».
Qui suis-je et à quel titre viens-je en ce lieu prendre le risque de vous ennuyer, voire, même, de vous désespérer ?
Je suis peintre et j’écris. Je suis peintre simplement, si j’ose dire, pour témoigner de la beauté du monde. J’écris, très souvent pour dénoncer ce qui, dans les activités humaines, menace la beauté du monde, celle de la nature comme celle des personnes humaines, des choses et des lieux. Bref je suis habitant de la planète Terre, comme vous, et citoyen du monde, comme vous.
Depuis l’adolescence, je m’intéresse au fait que l’homme soit un animal politique (Aristote) et je crois être resté fidèle à un esprit de révolte qui m’a envahi à ce moment-là. Ma conscience du monde a toujours été insurgée. C’est ainsi.
En 1967 j’ai fait « la grève de l’art » et quelques années plus tard, et pendant une douzaine d’années, dans les Cévennes gardoises, j’ai vécu le plus concrètement que l’on puisse imaginer, ce dont je vais vous parler avant d’en débattre avec vous ce soir : la décroissance soutenable.
C’est au seul titre d’une expérience vécue et d’une réflexion de longue date que je m’adresse à vous. Je ne suis ni économiste, ni philosophe professionnel, ni politicien. Je ne suis qu’un citoyen du monde qui, depuis assez longtemps maintenant, essaie de comprendre le monde pour le transformer en se transformant lui-même. Bref je suis comme vous !
Il y a trente ans, dans les Cévennes, j’ai rencontré Pierre RABHI et nous sommes devenus amis. Quand en octobre 2001, Pierre RABHI décida de répondre positivement à un « Appel pour une insurrection des consciences », nos chemins se sont à nouveau rapprochés et c’est ainsi que j’ai vécu l’expérience d’être son directeur de campagne pour l’élection présidentielle (pour laquelle nous avons recueilli en moins de 3 mois, 184 signatures de parrainage).
Pour achever cette brève présentation je dirais que parmi les grandes rencontres de mon existence il y eut celle d’Armand PETITJEAN. Cet homme, qui a eu 90 ans hier, est celui qui a introduit en France la pensée de l’écologie au début des années 70.
I - BREF HISTORIQUE & SENS DES MOTS
ET EXPRESSIONS EMPLOYÉS
A) L’invention de la croissance économique
Pas un jour, pas un journal, pas une émission d’informations générales sans que le mot : « croissance » n’apparaisse ou ne soit proféré.
La croissance, tout le monde court après, comme si tout le monde accordait à ce mot la vertu magique d’un talisman ou d’une sorte de thermomètre universel à fonction quasi religieuse et en tout cas dogmatique et incontestable servant à mesurer en définitive et rien moins que le bien et le mal dans l’état d’une société particulière ou de la société monde en général ! Ce fut, comme vous le savez, le cœur des discussions d’Evian, il y a quelques jours, entre les 8 pays les plus riches du monde.
Je reviens une seconde sur :
Le caractère « exponentiel » de la croissance dans le passage de Bernard LATTES.
Rappel de la fonction exponentielle (l’histoire du grain de riz et de l’inventeur du jeu d’échec)
Cette " invention " de la croissance (économique) est pourtant une " découverte " récente. Pendant des millénaires des sociétés humaines, des civilisations importantes sont nées, se sont développées et ont disparu, sans connaître « le miracle de la croissance économique » (au sens où nous l’employons aujourd’hui).
Tout le monde s’en souvient : c’est en 1690 qu’est réalisé, par Denis PAPIN, le prototype d’une machine à vapeur et à piston qui va révolutionner le monde plus que toute autre invention technique depuis celle de la roue, ou celle de la poterie . C’est le perfectionnement de la machine à vapeur (en particulier quand CUGNOT réalise la première voiture automobile à vapeur en 1770) qui va entraîner la révolution industrielle et, entre le début et la fin du 19ème siècle, le revenu moyen par tête va être multiplié par quatre en France et au Royaume-Uni, avec des inégalités qui se creusent profondément durant cette phase d’accumulation sauvage. Les économistes du 19ème, à l’exception de Marx, semblent ne pas avoir vu ni su expliquer les changements qui s’opéraient sous leurs yeux et en particulier ce phénomène nouveau de la croissance économique.
Nous verrons qu’il est bien probable que la plupart des économistes d’aujourd’hui soient dans la même situation par rapport à la réalité du monde en refusant de voir les conséquences du changement en cours. J’en veux pour preuve le simple fait que l’idée que la croissance puisse abîmer ou menacer les êtres humains n’a jamais effleuré les économistes, sauf quelques récentes exceptions.
Il faut attendre l’an 1942 pour qu’un économiste autrichien Joseph SCHUMPETER aborde de front la question de la croissance dans son œuvre maîtresse Capitalisme, socialisme et démocratie. Je rappellerai que la thèse principale de SCHUMPETER et de son école peut être résumée en disant que le progrès technique n’engendre de croissance qu’au travers de paris effectués par des innovateurs (le chef d’entreprise comme héros). Mais lorsque l’intensité du progrès technique faiblit, la croissance ralentit ce qui explique ses cycles longs d’expansion et de ralentissement (KONDRATIEFF). C’est ce qu’on nomme d’ordinaire le courant de pensée structuraliste sur la croissance économique. Mais il existe, comme vous le savez, bien d’autres courants de pensée sur la croissance économique : le marxiste, le keynésien, le néoclassique, le neo-keynésien, celui de la croissance endogène, celui de l’école de la régulation et, enfin celui d’une écologie radicale dite de la décroissance soutenable, conviviale, ou sereine, que je dois présenter ce soir pour en débattre avec vous.
B) L’invention du développement
La notion de développement est extrêmement récente. Sa première apparition date du 20 janvier 1949, dans le discours fondateur du président des Etats-Unis Harry S. TRUMAN. C’est un an et demi après le lancement du plan MARSHALL (5 juin 1947). À propos de celui-ci, il faut souligner que des milliards de dollars ont été échangés par le gouvernement américain pour la reconstruction de l’Europe, contre l’accord des Européens à ne faire aucun obstacle au développement d’une des exportations de l’Amérique, encore marginale à l’époque : le cinéma.
Le point 4 du discours de Truman sur l’état de l’Union est l’acte inaugural d’une nouvelle ère : celle du « développement ». Ce texte est édifiant en ce que sa structure même est homologue à la structure du discours religieux. Le « développement » apparaît comme unique solution aux problèmes de l’humanité et, du même coup, toute interrogation sur la pertinence de cette notion de « développement » deviendra impossible. Comment attaquer une croyance qui détermine un programme visant au bonheur universel ?
On peut dire, avec Gilbert RIST, qu’à partir de 1949, plus de deux milliards d’habitants de la planète vont - à leur insu - changer de nom. Ils ne seront plus Africains, Latino-Américains ou Asiatiques (pour ne pas dire Bambaras, Berbères, Quechuas, Balinais ou Mongols) mais simplement sous-développés.
En définissant le « sous-développement » comme un simple état de manque, l’économisme imposait son ordre. Pour l’économiste, la rareté -située au fondement de sa « science »- constitue un « donné naturel » (plutôt qu’une construction sociale) qu’il s’agit de combattre, même si ce combat est d’avance déclaré vain puisque les « besoins » humains sont présupposés illimités (comme la croissance).
Dès 1969 Ivan ILLICH dans son livre Libérer l’avenir va s’insurger contre les mirages du développement. Pourquoi ? Parce que, depuis plus de cinquante ans, dans les faits et non dans son acception mythique, le « développement » (comme réalité historique) n’a été que la poursuite du colonialisme par d’autres moyens, de même que la mondialisation ultra-libérale n’est que la poursuite du développement par d’autres moyens.
La mondialisation actuelle nous montre ce que le développement a été et que nous n’avons jamais voulu voir. Le développement réellement existant peut se définir comme une entreprise qui vise à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises. Elle est bien comme le colonialisme qui la précède et la mondialisation qui la poursuit, une opération à la fois politique et militaire de domination et de conquête. C’est le développement réellement existant, celui qui domine la planète depuis trois siècles, qui engendre la plupart des problèmes sociaux et écologiques actuels : exclusion, surpopulation, misère, pollutions diverses, etc.
Quand on constate ce que recouvre « le développement » dans la réalité, en particulier en Afrique, on ne peut que souhaiter qu’il ne soit pas durable.
Néanmoins, la notion « d’aide au développement » ou de don a eu un succès considérable bien que renvoyant à des conceptions et des conceptualisations différentes selon les cultures. Hors de la culture occidentale, recevoir sans rendre signifie perdre la face et se placer dans a dépendance du donateur ou mourir. Le don entre ainsi dans un processus de domination dont le donateur (occidental) est d’autant moins conscient qu’il lui attribue une valeur positive.
Quant au sens mythique du développement, il désigne ce qu’il possède de commun avec l’aventure occidentale du « décollage » de l’économie telle qu’elle s’est mise en place depuis la révolution industrielle en Angleterre dans les années 1750-1800.
Il se confond alors avec la croissance économique, l’accumulation du capital avec tous les effets négatifs et positifs que l’on connaît avec des rapports sociaux bien particuliers qui sont ceux du mode de production capitaliste. Dans cet aspect mythique du développement, les antagonismes sociaux (ou de « classes ») sont recouverts par la prégnance de « valeurs communes » plus ou moins partagées par tous : le progrès, l’universalisme, la maîtrise de et sur la nature, la rationalité quantifiante. Or ces « valeurs », en particulier le progrès, ne correspondent pas du tout à des aspirations universelles profondes. Elles sont liées à l’histoire de l’Occident et, plus précisément encore, aux croyances qui l’ont fondé (nous reviendrons sur ce point important).
3) L’invention du développement durable (ou sustainable development)
Cette expression n’est pas une invention des économistes. C’est un slogan imaginé par les grandes institutions internationales et lancé par Maurice STRONG, secrétaire général de la CNUED (Commission des Nations Unies pour l’Environnement et le Développement) et l’organisation de la conférence de RIO en 1992.
Sa définition est : « ce qui permet de répondre aux besoins des générations actuelles, sans pour autant compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins. »
Quels besoins ? Silence stratégique !
Juste avant l’ouverture de ce « Sommet de la Terre », Le Buisness Council for Sustainable Development, composé de cinquante chefs de très grandes entreprises regroupés autour de Stephan SCHMIDHEINY, conseiller du susdit Maurice STRONG, a publié un manifeste où l’on pouvait lire sous le titre « Changer de cap, réconcilier le développement de l’entreprise et la protection de l’environnement ». « En tant que dirigeants d’entreprise, nous adhérons au concept de développement durable, celui qui permettra de répondre aux besoins de l’humanité sans compromettre les chances des générations futures. »
Mais, en réalité, toute cette affaire remonte vingt ans plus tôt, en juin 1972 à Stockholm (première conférence mondiale sur l’environnement humain). Ignacy SACHS a réussi à imposer sa notion d’éco-développement à l’échelle internationale. À cette époque, il y a la convergence de plusieurs événements : vague hippie aux USA, guerre du Vietnam, publication du rapport dit du Club de Rome « Limits to growth » traduit par Halte à la croissance ? trois ans après que Neil Armstrong ait posé le pied sur la Lune, et l’image choc de la Terre vue pour la première fois depuis l’espace. Un changement de point de vue qui suggère une nouvelle conscience. Mais dès 1974 Henry KISSINGER, à l’époque chef de la diplomatie américaine, met un coup d’arrêt à l’éco-développement qui remet en cause le mode de développement américain. C’est d’ailleurs la position immuable des gouvernements successifs des USA jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs Georges BUSH (le père) avant de se rendre à RIO en 1992 rappellera l’intangible credo US « Tout est négociable sauf le niveau de vie d’un Américain moyen ».
En 1984, le Secrétaire général des Nations Unies (Javier Perez de Cuellar) commande à une commission, présidée par la Ministre Norvégienne de l’environnement GRO HARLEM BRU NDTLAND un rapport sur la question de l’éco-développement qui sera rendu en 1987 (quelque mois après Tchernobyl) ce qui explique le succès de ce texte qui pour la première fois parle de « sustainable development »... Son message est le suivant : il est urgent d’inventer une croissance qui ne pénalise pas les générations futures. L’économie, l’environnement et le progrès social doivent permettre, ensemble, le développement durable.
Personne, ou presque, ne voit à l’époque la monstruosité verbale de l’expression elle-même. En effet, l’oxymore (ou antinomie) est parfait. On appelle oxymore une figure de rhétorique qui consiste à juxtaposer deux mots contradictoires, comme « l’obscure clarté qui tombe des étoiles » de Victor HUGO, « Une douce violence » « Hâte-toi lentement »... Les technocrates en sont devenus très friands pour faire croire à l’impossible. Ainsi : « une guerre propre » « préventive », ou pire encore « une guerre humanitaire », « une mondialisation à visage humain », « une économie solidaire », « un commerce équitable », ou ... le développement durable.
Comme l’a noté Nicholas GEORGESCU-ROEGEN (dont je reparlerai dans un instant) « Le développement durable ne peut être en aucun cas séparé de la croissance économique (...) En vérité qui a jamais pu penser que le développement n’implique pas nécessairement quelque croissance ? »
Le problème avec le développement soutenable n’est pas avec le mot « soutenable » qui est une belle expression qui se réfère au Principe de responsabilité, de Hans JONAS.
Le problème est avec le mot « développement » lui-même, comme nous l’avons souligné plus haut.
II : UNE CRITIQUE RADICALE DE L’ECONOMISME
« LA DÉCROISSANCE SOUTENABLE »
A : ARGUMENTS THÉORIQUES
« La pensée économique occidentale, en considérant le processus économique comme un mouvement mécanique de va et vient entre production et consommation dans un système clos, a complètement ignoré la métamorphose de la science depuis la double révolution de CARNOT et DARWIN : la découverte de l’entropie et de l’évolution. Fondée sur le dogme mécaniste, de plus en plus anachronique, la science économique de la croissance néglige superbement les dimensions biogéophysiques de l’activité humaine et nie l’existence de la biosphère dont nous dépendons.
L’idée « politique » qui se dégage de ce livre est que désormais, non seulement il ne peut plus être question à l’échelle mondiale de « croissance durable », ni même de « croissance zéro », mais la décroissance est désormais inévitable pour un accomplissement réellement durable de l’humanité.
GEORGESCU ROEGEN se préoccupe de la survie de l’espèce humaine et donc de l’habitabilité de la Terre. En fondant une bio économie, science interdisciplinaire aux conséquences bouleversantes, l’œuvre de ce scientifique dissident se situe au cœur du débat actuel sur la crise de notre civilisation militaro-industrielle. »
Voici ce qu’on peut lire en 4ème de couverture du livre titré « LA DECROISSANCE » Entropie-Ecologie-Economie. de Nicholas GEORGESCU-ROEGEN Présentation et traduction de Jacques GRINEVALD et Ivo RENS, Editions : Sang de la terre. 1995.
Qui est Nicholas GEORGESCU-ROEGEN inventeur de la notion de Décroissance ?
Note biographique :
1906- 1994, Né en Roumanie, Nicholas GEORGESCU-ROEGEN est d’abord un mathématicien, docteur en statistiques en 1930 à la Sorbonne. Il rencontre SCHUMPETER à Harvard au milieu des années 30 et s’oriente définitivement vers la science économique. Il émigra aux USA en 1948. Son livre majeur, The entropy law and the economic process, a été publié en 1971.
Comment résumer la thèse de l’inventeur de la décroissance ?
N.G.R constate que le processus économique est représenté dans les manuels courants par un diagramme circulaire enfermant le mouvement de va-et-vient entre la production et la consommation dans un système complètement clos.
Économistes classiques ou marxistes ont tendance à penser que tout ce que la nature offre à l’homme n’est que don gratuit.
Quelques économistes ont relevé que l’homme ne peut ni créer ni détruire de la matière ou de l’énergie.
Que fait alors le processus économique ?
Comment est-il possible que l’homme produise quelque chose de matériel, étant donné qu’il ne peut produire ni matière ni énergie ?
D’un point de vue strictement physique, le processus matériel se limite à absorber de la matière-énergie pour la rejeter continuellement.
Ce qui entre dans le processus économique consiste en ressources naturelles de valeurs et ce qui en est rejeté consiste en déchets sans valeur.
Du point de vue de la thermodynamique, la matière-énergie absorbée par le processus économique l’est dans un état dit de basse entropie et elle en sort dans un état de haute entropie.
Ce n’est pas facile d’expliquer ce qu’est l’entropie (de plus cette notion circule de nos jours avec différentes significations dont toutes ne sont pas associées à une fonction physique). Disons pour simplifier que c’est une mesure de l’énergie inutilisable dans un système thermodynamique.
Que signifie cette expression : « énergie inutilisable » ?
L’énergie se présente sous deux états qualitativement différents, l’énergie utilisable ou libre, sur laquelle l’homme peut exercer une maîtrise presque complète et l’énergie inutilisable ou liée, que l’homme ne peut absolument pas utiliser.
Exemples : L’énergie chimique contenue dans un morceau de charbon est de l’énergie libre parce que l’homme peut la transformer en chaleur ou en travail mécanique. Mais la quantité fantastique d’énergie thermique contenue dans l’eau des océans est de l’énergie liée. Les bateaux naviguent à la surface de cette énergie, mais, pour ce faire, ils ont besoin de l’énergie libre d’un quelconque carburant ou bien du vent.
Sadi CARNOT, physicien français, (1796. 1832), inventeur du second puis premier principe de la thermodynamique (partie de la physique qui traite des relations entre les phénomènes mécaniques et calorifiques).
1) Si 2 sources de températures différentes T1 et T2 sont mises en relation, la chaleur s’écoule de la source « chaude » vers la source « froide » (et non le contraire).
2) Dans une transformation cyclique monotherme, il peut y avoir du travail consommé et de la chaleur fournie (et non pas le contraire). Ainsi, l’irréversibilité thermodynamique est postulée dans la (double) forme même du Principe de Carnot.
C’est CLAUSIUS, (en 1850) qui a dégagé du Principe de CARNOT la notion d’entropie.
Le Deuxième Principe de la Thermodynamique est appelé aussi Loi ou principe de l’Entropie. Cette loi stipule que l’entropie (c’est-à-dire la quantité d’énergie liée) d’un système clos croît constamment ou que l’ordre d’un tel système se transforme continuellement en désordre.
Pour GEORGESCU-ROEGEN, c’est l’entropie qui explique la rareté (notion très délicate en raison de ses ramification sociales et politiques, et qui est au cœur du processus économique).
Dans un environnement fini, limité comme celui de notre planète, on peut dire que la vie biologique est un système ouvert qui bénéficie de l’énorme flux d’énergie solaire, mais la civilisation humaine, en transformant la matière, poursuit l’évolution à un autre niveau, dans un système clos où le processus d’augmentation naturelle de l’entropie peut être accéléré ou freiné mais non renversé. C’est donc tout le processus économique qu’il s’agit de repenser à la lumière du principe d’entropie.
Tout organisme vivant s’efforce de maintenir constante sa propre entropie.
Il le fait en puisant dans la nature (son environnement) de la basse entropie afin de compenser l’augmentation de l’entropie à laquelle son organisme est sujet. Mais l’entropie du système total ne peut que croître.
En terme d’entropie, le coût de toute « entreprise » (production) biologique ou économique est toujours plus grand que le produit.
Quelle différence peut-on faire entre un morceau de charbon et un pot de terre végétale ? Le morceau de charbon ne peut être utilisé qu’une seule fois pour produire de la chaleur-énergie. La terre contenue dans un pot peut servir plusieurs fois, mais reste néanmoins soumise à seuil d’épuisement (différé) si elle n’est pas renouvelée en enrichissement par la métamorphose même des plantes qu’elle a nourrit.
L’agriculture traditionnelle tirait profit de l’énergie solaire. Depuis l’agriculture mécanisée, enrichie par des engrais chimiques industriels, l’énergie ne provient plus du soleil mais de la matière terrestre. Dès lors, l’agriculture elle-même devient un processus entropique.
« Le fait de puiser constamment dans les ressources naturelles n’est pas sans incidence sur l’histoire. Il est même, à long terme, l’élément le plus important du destin de l’humanité. » (NGR)
Le processus économique n’est pas un phénomène isolé, mécanique et circulaire.
Il agit dans et sur un milieu complexe au sein duquel les interactions sont multiples : la lithosphère (les extractions d’hydrocarbures et de minerais sont par définition de plus en plus coûteux à extraire au fur et à mesure qu’il faut creuser plus profond), l’hydrosphère (rivières, mers et océans qui supportent en bout de chaîne toutes les pollutions liées aux activités anthropiques), et enfin la biosphère proprement dite (VERNADSKI), c’est-à-dire cette « couche idéale formée par l’ensemble des êtres vivants à la surface du globe terrestre et dans les océans ».
Comme tout autre processus du vivant, le processus économique est irréversible (et l’est irrévocablement) ; il est soumis à la flèche du temps et « la flèche du temps est la propriété la plus universelle de notre Univers » (Ilya PRIGOGINE qui vient de mourir à Bruxelles le 28 mai) ; par conséquent on ne peut pas rendre compte du processus économique en termes mécaniques seulement. C’est ce même PRIGOGINE qui déclarait : « De la mécanique classique (Newton), émerge un monde soumis, esclave, à genoux devant un homme capable de tout voir et tout prévoir. Mais c’est la nature elle-même qui impose des limites à la description et à la prévision ». (Madame Claudie HAIGNERÉ, dans un livre récent peu lu mais tiré à 800.000 exemplaires, n’hésite pourtant pas à écrire que « L’espace doit être au service de notre quotidien ».
Le processus économique comporte une évolution irrévocable à sens unique. Il est lui-même soumis à la loi de l’entropie. Dans le monde économique, seule la monnaie circule dans les deux sens d’un secteur économique à l’autre, ce qui indique que la monétarisation de l’économie relève du pire des fétichismes économiques, et que l’économie ainsi conçue est une pure fiction mais un total danger.
Les économistes orthodoxes ont défendu et défendent la croissance des attaques des écologistes radicaux avec une multitude d’arguments dont le noyau théorique se base sur le concept de progrès technologique. L’idée fondamentale est que le progrès technologique consentira, comme par le passé, de permettre de produire une quantité majeure de biens en utilisant une quantité mineure de matière et d’énergie. Ce phénomène appelé dématérialisation du capital, a suscité un vif intérêt chez les économistes qui en ont vanté les potentialités pour la « new economy » en particulier.
IL est vrai qu’une unité de production est produite aujourd’hui avec moins d’énergie qu’il n’en fallait dans les années soixante-dix, la consommation d’énergie (mesurée comme énergie par unité) a diminué de 25 % (moyenne de l’OCDE) dans les pays de l’OCDE de 1970 à 1988. Mais cette diminution de la consommation d’énergie n’a pas mené à une réduction de la quantité totale d’énergie. L’utilisation totale d’énergie a augmenté de 30 % pendant la même période.
(si un ingénieur occidental produisant des ordinateurs utilise moins de capital naturel que n’en utilise un travailleur indien employé pour la production de colorants, combien de capital naturel demande la production d’un ingénieur et des technologies informatiques en général ?)
En agriculture par exemple (100quintaux/ha de blé atteints en 1971 dans la Bauce), on pourrait, outre le coût énergétique d’une telle performance, évoquer aussi le coût social global du gain de productivité, sans parler du coût écologique ni du coût esthétique.
Ce qu’il faut retenir d’essentiel, c’est le point suivant : la planète Terre constitue un capital unique qui n’est pas inépuisable. Puiser dans son capital pour accroître sa richesse apparente (croissance économique) n’est, simplement, pas durable. L’espace de l’économiste ne devrait plus être la nation mais la planète. Non plus un système ouvert « guerrier » mais un système fermé « pacifié ».
B : ARGUMENTS POLITIQUES
POUR LA DÉCROISSANCE SOUTENABLE
Si le concept de décroissance appartient à Nicholas GEORGESCU-ROEGEN, celui de « décroissance soutenable » est né de l’inversion critique et positive de la notion de « développement durable » (dont on a vu plus tout à l’heure l’absurdité).
René PASSET dès les années 70 a montré dans ses travaux que la logique de croissance économique infinie propre au capitalisme était proprement insoutenable. Tant que notre mode de vie repose sur la consommation d’un capital non reproductible, il n’est, par définition pas reproductible indéfiniment.
An nom de René PASSET, il convient d’ajouter ceux de François PARTANT et de Serge LATOUCHE. Le premier nous a malheureusement quitté, en 1989. Le second, devenu président de « La LIGNE D’HORIZON » (Association des amis de François PARTANT) a organisé à l’UNESCO en mars 2002 un colloque intitulé « Défaire le développement, refaire le monde » (ce fut la dernière apparition publique d’Ivan ILLICH). Serge LATOUCHE est également l’auteur du « Manifeste du réseau pour l’après-développement » et participera au colloque de LYON des 26 et 27 septembre prochain sur le thème de « La décroissance soutenable »
Insistons, une fois encore, pour bien faire comprendre que « la croissance » est un phénomène social et politique autant qu’économique.
Les tenants de la barbarie ultra-libérale voudraient nous faire croire que la croissance ne relèverait que de la technique économique hors de toute idéologie.
Souvenons-nous d’autre part que, depuis le 11 septembre 2001, la définition du terrorisme tend à permettre de qualifier de « terroriste » toute action sociale ou politique anticapitaliste radicale.
On se rappelle également le mot d’ordre, à ce moment là à Washington comme dans la bouche de Lionel JOSPIN, : « consommez patriotique ».
Décroissance = appauvrissement ?
L’idée de décroissance inquiète parce qu’elle sous-tend un a priori de privation ou de sacrifice. Elle s’oppose frontalement aux affirmations des spécialistes reconnus. Elle invalide un dogme fondateur de l’ORDRE MARCHAND qui structure la société moderne (et depuis bien longtemps !).
« Les marchands seraient-ils donc seuls dispensés envers le corps social, des devoirs qu’on impose à tant de classes plus recommandables ? (...) L’économie politique veut qu’on interdise toute surveillance sur leurs machinations ; s’ils affament une contrée, s’ils troublent son industrie par des accaparements et des banqueroutes, tout est justifié par le seul titre de marchand. (...) Autrefois, c’était l’infaillibilité du pape, aujourd’hui c’est celle des marchands qu’on veut établir ».
Charles FOURIER, Théorie des quatre éléments et des destinés particulières, 1808, (réédition par Jean-Jacques PAUVERT, PARIS, 1967, p. 207)
La décroissance met en doute un postulat soutenu par tout l’appareil économique, politique et médiatique, celui qui fait de la croissance économique la condition sine qua non de la progression du « bien-être », confondu avec « l’avoir plus » (PLUS =MIEUX ?) qui est bien loin de « la joie de vivre » dont parle GEORGESCU-ROEGEN !
Croissance = Enrichissement ?
Cette affirmation est une croyance fort répandue. Pourtant les faits économiques et sociaux démontrent chaque jour l’absurdité d’une telle proposition.
Pour ne parler que de la France, jamais, depuis un demi-siècle, notre croissance économique ne s’est arrêtée. Malgré cela un Français sur cinq vit dans la précarité et deux sur cinq sont en difficulté permanente. Nous croissons dans la production de marchandises, mais en supprimant les invendus que nous pourrions distribuer. La croissance détruit en réalité plus d’emplois qu’elle n’en créée.
Depuis 1975, la courbe de l’emploi a nettement chuté par rapport à celle de l’investissement en capital de production. Résultat : la production totale a presque doublé, mais l’emploi a régressé. La richesse financière des entreprises augmente considérablement alors que l’entreprise distribue de moins en moins de revenus à l’ensemble des « producteurs » (les employés de l’entreprise).
Si la croissance détruit en réalité plus d’emplois qu’elle n’en crée, cette réalité est occultée par les aides directes et indirectes des Etats, que peuvent se permettre, pour le moment, nos sociétés riches. En France, on prive d’emploi 3 millions de personnes qu’on invite expressément à en retrouver un, mais on demande aux autres d’accélérer les cadences, au profit d’un actionnariat uniquement soucieux du « retour sur investissement » principe de base du capitalisme !
Nous sommes dans une économie de marché mais aussi dans une société de marché.
La croissance vise la rentabilité financière. Un travail doit fournir une rente à « ceux qui prennent des risques », les investisseurs petits ou gros. Selon les économistes classiques, « le bien-être général » ne surgit-il pas des antagonismes particuliers. Voilà bien l’argument le plus saugrenu en faveur du système générateur de la croissance économique sans limites.
Comment une société peut-elle politiquement fonctionner sainement lorsque tous les intérêts particuliers s’opposent ?
À cause du mensonge entretenu et orchestré par les médias sur le caractère inéluctable et « exclusivement techIII : LES ALTERNATIVES PRATIQUES A LA SOCIÉTÉ DE CROISSANCE
Comment entrer dans une société de décroissance ?
Je tiens à faire trois remarques préalables à cette brève troisième partie de mon exposé.
1) Je ne suis pas là pour apporter des solutions toutes faites, ou des recettes. Je ne peux qu’indiquer quelques pistes.
2) L’objectif de la croissance pour la croissance est insensé et suicidaire. Cet objectif n’est que la recherche effrénée du profit par les détenteurs du capital. Toutefois il ne s’agit pas, à l’inverse caricatural, de prôner la décroissance pour la décroissance. En particulier, la décroissance n’est pas la croissance négative. La décroissance n’est envisageable qu’à la condition de sortir de l’économie de croissance et d’entrer dans une « société de décroissance ».
3) Les conditions pour tendre vers cet objectif sont les suivantes : décoloniser notre imaginaire, sortir de nos conditionnements, mettre en œuvre de véritables alternatives autonomes et conviviales, à petites échelles avant d’espérer une modélisation à une échelle de microsociétés autonomes et reliées en réseau.
Ma conviction est que les solutions alternatives existent et sont pratiquées un peu partout dans le monde, mais qu’elles ne parviennent pas au grand public à cause de la soumission des médias au modèle dominant sans doute, mais, également, parce que la plupart d’entre nous ne sommes pas prêts à entendre ni à voir des solutions étrangères à nos conditionnements d’occidentaux installés dans le confort. Y compris, quand notre mauvaise conscience nous amène, par exemple, à nous intéresser au commerce équitable sans que nous nous rendions compte qu’il l’est bien peu ... équitable. (voir : les dix arguments contre).
Tout cela pour dire que les solutions sont à inventer ensemble et par tous, mises en pratiques, testées et reconnues ; que nous devons lutter pour conquérir des espaces de mises en œuvre des alternatives globales concrètes et cohérentes avec une pensée libérée du modèle et des conditionnements dominants.
Soyons convaincus que, dans l’état actuel de notre monde, résister c’est déjà créer.
Ceci étant dit, voici quelques pistes que j’ai classées (comme en alpinisme) par ordre de difficultés croissantes :
4) Tout ce qui tourne autour du vrai sens de l’expression « pouvoir d’achat ». C’est-à-dire : moins la quantité de monnaie, disponible pour acheter n’importe quoi, mais le réel pouvoir de choix que nous avons dans l’acte d’acheter ou non tel ou tel objet. Le pouvoir est au fond du caddie !
5) Tout ce qui relève de la re-localisation de l’économie et de la notion « produire et consommer localement » (exemple des deux camions de tomates)
3) L’espace de la réciprocité retourné quasiment à la friche dans nos sociétés.
4) La simplicité volontaire et le choix des biens relationnels (ÊTRE OU AVOIR). En effet, si je ne vous ai pas perdu en route, vous comprendrez qu’il s’agit bien de passer du couple « infernal » TEMPS/MARCHANDISE au couple « libératoire » ESPACES(S)/RELATION(S)
5) Enfin, difficulté la plus grande mais qui n’est pas à proprement parler du domaine pratique mais qui, de mon point de vue, détermine largement la valeur de nos convictions pour entrer pratiquement dans une société de « décroissance soutenable » : je veux parler de l’origine encore largement et collectivement inconsciente du mythe de la croissance propre à notre civilisation occidentale. En d’autres termes la question la plus difficile et en même temps la plus vitale est celle du fondement de nos croyances, celle du fondement des croyances de l’Occident.
N’est-il pas écrit dès le début du livre fondateur de l’Occident (la Bible) la fameuse injonction : « Croissez et multipliez-vous » ?
Je pourrais longuement parler de cette question et de la responsabilité du monothéisme de Moïse revisité par Saint Paul dans notre situation actuelle. Mais cela serait une autre conférence.
Je pense simplement que pour sortir du labyrinthe dans lequel nous sommes aujourd’hui, pour ne pas dire l’impasse tragique dans laquelle nous nous trouvons et qui a une influence suicidaire sur nos rapports avec la nature, les autres et nous-mêmes, il convient de savoir comment nous y sommes entrés, dans ce labyrinthe, dans cette impasse.
Comprendre la singularité unique du socle des croyances et des religions occidentales (Judaïsme, Christianisme(s), Islam)
Voir comment la science de l’Occident est directement issue de sa religion malgré les oppositions historiques dramatiques qui ont accompagné sa naissance. (Francis BACON 1561, 1626, contemporain de SHAKESPEARE 1564 1616 : « Nous allons avec la science effacer le péché originel »)
En tout cas, ma conviction profonde est, vous vous en doutez, qu’il convient d’abandonner joyeusement cette injonction biblique pour une invitation urgente plus modeste et seule réaliste pour aujourd’hui comme pour demain : « Décroissez et accomplissez-vous ».
Où en sommes-nous ?
Nous sommes au pied du mur. Nous devons dire ce qui compte le plus pour nous, pour chacun d’entre nous : notre exigence d’équité et de justice qui débouche concrètement sur des principes d’universalisation, ou bien notre mode de développement, de croissance et en fin de compte de confort.
Je rappelle pour mémoire que, selon la méthode que l’on appelle l’empreinte écologique, il faudrait deux planètes supplémentaires si l’on souhaitait le mode de vie des Français pour l’ensemble de la planète.
Ou bien la partie privilégiée de la planète s’isole, ce qui voudra dire qu’elle se protège par des boucliers ou des murs de toutes sortes contre des pressions et des agressions que le ressentiment des laissés pour compte concevra chaque fois plus cruelles ; ou bien s’invente un autre mode de relation au monde, à la nature, aux choses et aux êtres qui aura la propriété de pouvoir être universalisé à l’échelle de l’humanité toute entière.
(Tanger et Lampedusa+ René Dumont à Washington)
Je conclurai enfin mon propos par la petite histoire suivante :
Il y a quelque temps, dans un petit village côtier mexicain, un Américain rencontre un pêcheur mexicain en train de se réveiller de la sieste dans un hamac sur le seuil de sa maison.
« Pourquoi ne restez-vous pas en mer plus longtemps ? » demande l’Américain. Le Mexicain répond que sa pêche quotidienne suffit à subvenir aux besoins de sa famille. L’Américain lui demande alors :
« Que faites-vous le reste du temps ? »
« Je fais la grasse matinée, je pêche un peu, je joue avec mes enfants, je fais la sieste avec ma femme et le soir je vais vois mes amis. Nous buvons du vin et nous jouons de la guitare. J’ai une vie bien remplie » L’Américain l’interrompt :
« Suivez mon conseil : commencez par pêcher plus longtemps. Avec les bénéfices, vous achèterez un gros bateau. Avec l’argent que vous rapportera ce gros bateau, vous ouvrirez votre propre usine. Vous quitterez votre village pour Mexico, puis New York, d’où vous dirigerez toutes vos affaires ».
« Et après ? », interroge le Mexicain.
« Après, dit l’Américain, vous introduirez votre société en bourse et vous gagnerez des millions ».
« Des millions ! Mais après ? » réplique le pêcheur.
« Après, vous pourrez prendre votre retraite, habiter un petit village côtier, faire la grasse matinée, jouer avec vos enfants, pêcher un peu, faire la sieste avec votre femme, passer vos soirées à boire et à jouer de la guitare avec vos amis ! ».