Résumé et conclusions
Le projet de Constitution, nous l’avons souligné, est un texte juridique extrêmement complexe traitant de domaines politiques très différents, aux procédures de décision variables. De plus, la teneur de nombreuses dispositions prête à l’interprétation. On peut souvent se demander dans quelle mesure certaines dispositions engagent vraiment les Etats membres, et dans quelle mesure telle disposition peut interagir avec telle autre. Vraisemblablement, se seront les rapports de force politiques plutôt que l’exégèse juridique qui décideront de cette question. Les conclusions qui suivent sont, par conséquent, plutôt des hypothèses de travail qui, je l’espère, peuvent contribuer à un véritable débat public européen.
Quels seraient les effets de l’entrée en vigueur du projet de Constitution ?
• Une Constitution ne doit pas entériner des choix politiques et économiques opérationnels. Elle doit se limiter à définir les rôles et les pouvoirs des institutions, les droits fondamentaux des citoyens, et les règles régissant les procédures de décision. Elle doit donc établir le cadre institutionnel et normatif qui, à tout moment, permet le choix démocratique entre plusieurs orientations politiques et économiques possibles. Le projet de Constitution de l’Union vise l’inverse. Il rend quasiment impossible les choix futurs sur les orientations politiques et économiques. Il engage les pays membres de l’Union sur une voie à sens unique. La Constitution favorise systématiquement toute évolution vers plus de centralisme et vers un Etat supra-national, elle engage tous les Etats membres à miser inconditionnellement sur un régime économique néo-libéral basé sur la "concurrence libre et non faussée". En même temps elle interdit avec toute la force du droit constitutionnel tout développement différent, par exemple le maintien ou le renforcement du secteur public. Aucune Constitution nationale ne stipule une telle interdiction. Cette orientation du projet de Constitution est particulièrement inquiétante vu la quasi-impossibilité de l’amender.
• Le principe de la séparation des pouvoirs est sapé. Le transfert déjà en cours de pouvoir aux dépens des assemblées législatives élues et au profit des gouvernements et autres organes exécutifs risque de s’accélérer et d’obtenir cette apparence de légitimité que donne une "Constitution".
• Le pouvoir d’une eurocratie supra-nationale aux penchants centralistes et élitistes (organes exécutifs composés de fonctionnaires) augmente en raison du fait que le Conseil des ministres, sans la moindre participation des parlements, peut mettre en place des "services", "comités" et "agences" qui ressemblent fort à des ministères européens. L’activité de ces organes n’est pas soumise au moindre contrôle politique parlementaire et risque de se distinguer par l’opacité et le secret typiques de la diplomatie internationale.
• La transparence des procédures de décision, et la sécurité et fiabilité du droit est minée par un labyrinthe de procédures de décision et de législation variables d’un domaine politique à l’autre, une multitude de clauses d’exception et de dispositions au contenu flou, contradictoire et "flexible" qui prêtent à l’arbitraire.
• Le recours de plus en plus fréquent aux décisions majoritaires implique un transfert de pouvoir vers l’Union, aux dépens des Etats membres. Il risque aussi de renforcer le rôle dominant des grands Etats membres aux dépens des petits. Ces derniers risquent de découvrir qu’il sera difficile de mener une politique qui tient compte de leurs priorités et particularités.
• Le développement progressif de l’Union vers une super-puissance dotée d’une défense commune avec l’ambition et la capacité de mener des opérations militaires dans le monde entier, sans l’autorisation des Nations unies, est stipulé dans la Constitution.
• La Constitution laisse aux Etats membres le choix d’agir en tant qu’unité, avec l’OTAN ou pas, avec la bénédiction des Nations unies ou pas, avec la participation de tous ses Etats membres où avec celles de quelques-uns seulement, avec l’approbation de tous ses membres ou pas. Ceci comporte le risque évident que la communauté internationale perçoive l’Union européenne comme un acteur international très imprévisible - une union d’Etats aux contours et formes variables à discrétion, selon les intérêts politiques du jour. Or, l’imprévisibilité ne bénéficie jamais à la stabilité et la sécurité internationale.
• L’Union qui se dessine à travers le projet de Constitution est une structure hybride : un regroupement "para-étatique", mais pas vraiment un Etat, un traité constitutionnel, mais pas vraiment une Constitution, un espace judiciaire et sécuritaire commun, mais pas de système de droit véritablement commun applicable de façon égale sur l’ensemble du territoire commun, une politique étrangère et de sécurité commune, mais avec la possibilité pour des Etats membres particuliers et des groupes d’Etats membres de continuer à mener leur propre politique, sous forme d’"unions dans l’Union" ou en coopération avec des Etats non membres de l’Union.
Les adeptes du projet de Constitution peuvent objecter que l’approfondissement du "déficit démocratique" qui caractérise la construction européenne peut être constaté également au niveau de tous les Etats européens, qu’ils soient membres ou pas de l’Union. En effet, partout, nous sommes confrontés à un transfert de pouvoirs plus ou moins sournois aux dépens des parlements élus. La démocratie représentative fonctionne mal, partout la séparation des pouvoirs est de plus en plus bafouée, partout le principe de la "libre" concurrence dans un marché "libre" restreint de plus en plus les choix politiques fondés sur des décisions démocratiques. Or, tout cela ne justifie pas l’adoption d’un projet de Constitution européen qui ne peut qu’accélérer et renforcer ces tendances et qui, en plus, leur donne une apparence de légitimité constitutionnelle. Un transfert de souveraineté des Etats nations vers l’Etat supranational qu’est en train de devenir l’Union européenne ne peut se justifier que s’il en résulte un "b
énéfice net démocratique" et si il contribue à réduire le risque de conflits, non seulement à l’intérieur de l’Union, mais surtout au niveau mondial.