LA SPÉCULATION-SUR LES CRÉATIONS D’EMPLOIS
L’argument favori avancé par les industriels pour rouvrir le débat sur les gaz de schiste, est la création d’emplois. De nombreux chiffres provenant de l’exemple américain fusent, on parle de 600 000 emplois créés. Certains cabinets de conseil, avec un raisonnement scientifique étrangement partiel et partial, se sont mis à faire des projections concernant le cas de la France. Ainsi, selon Sia Conseil, l’exploitation des gaz de schiste devrait créer au minimum 100 000 emplois d’ici à 2020. [1]
En période de crise, ce chiffre est marquant. Mais malheureusement, il est volontairement gonflé. D’abord, ce calcul ne prend en compte que les créations d’emplois au lieu de prendre en compte le solde entre les créations et les destructions d’emplois.
Dans la vie d’un puits type, les premières années d’exploitation nécessitent plus d’emplois que les années suivantes. Par exemple, selon l’hypothèse retenue par Sia Conseil, sur les trois premières années, 13 personnes sont nécessaires au fonctionnement d’un puits standard tandis qu’il en faut moins d’une (0,18 exactement) pour les vingt dernières années (une réserve exploitable par un puits s’épuisant au bout de vingt à vingt-cinq ans). Pour un même puits, l’industrie aura donc certes créé 13 emplois pendant trois ans mais en aura détruit ensuite plus de 12. Au final sur le long terme, moins d’un emploi aura été créé par puits. Ce chiffre coïncide avec les chiffres américains : ces huit dernières années, l’exploitation des huiles et gaz de schiste aurait créé plus de 600 000 emplois directs et indirects pour plus de 500 000 forages, soit un peu plus d’un emploi (direct et indirect) par forage.
Ensuite, les experts de Sia Conseil considèrent que le nombre d’emplois augmente proportionnellement avec la production en multipliant les besoins en emplois de chaque puits par le nombre de puits potentiels. Or, n’importe quel étudiant de première année d’économie sait que l’emploi n’augmente pas proportionnellement avec la production grâce aux économies d’échelle. Dans l’exemple précédent, les 13 emplois créés dans le premier puits vont soit disparaître, soit être déplacés vers un autre puits. Un doublement de production ne signifie pas nécessairement un doublement de personnel.
C’est un peu comme si, en partant du postulat que la production d’une voiture nécessite 3 personnes, l’on considérait que les 2 millions de voitures produites chaque année entraîneraient la création de 6 millions d’emplois. C’est absurde.
D’ailleurs, un article publié dans la revue scientifique Energy Economics [2]
montre qu’une forte augmentation de la production de gaz n’entraîne qu’une augmentation modeste de l’emploi et des salaires. Selon l’article, chaque million de dollars de production de gaz crée 2,35 emplois ! L’auteur rappelle également que les estimations des créations d’emplois avant exploitation avaient été surévaluées. Car la production de gaz, comme toutes les industries extractives, nécessite peu de main-d’œuvre, avec des besoins concentrés au début du cycle de production.
Tous les spécialistes des hydrocarbures le savent : une fois le puits mis en place, la production de gaz demande peu d’efforts les vingt années suivantes.
Tellement peu qu’on la qualifie de « rente gazière ». D’ailleurs, parmi les plus gros producteurs de gaz, ni la Norvège ni la Russie n’ont réussi, en si peu de temps, à créer autant d’emplois que les États-Unis. Le secret des Américains réside uniquement dans le forage intensif des zones d’exploitation, car pour produire de l’emploi en continu, il faut sans cesse forer. Les chiffres l’attestent : entre 2005 et 2012, le nombre de puits est passé de 14 000 à plus de 500 000, et ces dernières années aux États-Unis, toutes les huit minutes, un nouveau puits est installé.
Le développement des gaz de schiste aux États-Unis s’apparente donc plus à une véritable « ruée vers l’or » sauvage, sans réflexion, qu’à une gestion optimale des
ressources, sans parler des risques pour la santé et l’environnement. Pourtant, c’est ce modèle que certains cherchent à importer en France.
Mais quand on regarde les chiffres de certaines régions gazières aux États-Unis, on comprend mieux pourquoi les compagnies sont autant pressées d’exploiter les réserves françaises : la valeur engendrée par la production n’a aucune commune mesure avec les retombées économiques en termes d’emplois.
Par exemple, en 2007, à Fayetteville, en Arkansas, la production de gaz s’est élevée à 586 millions de dollars et n’a requis la création que de 1 377 emplois contre les 9 533 initialement prévus.
Extrait de : Le Mirage du gaz de schiste, de Thomas PORCHER : Edition MAX MILO ISBN 978-2-31500-466-9 Prix de la brochure : 4.90 €.
Caricature : Pierre SAMSON