Je voyage sur le vol Air-France 718, décollage prévu à 16h15, en compagnie de Christine et à destination de Dakar. Nos places se trouvent à l’arrière du Boeing 777. A peine installé, mon attention est attirée par des bruits anormaux derrière moi, genre gémissements, plaintes qui rappellent celles d’un animal captif, traqué ; contrit. Autour et qui masquent la source des bruits, quatre personnes, trois hommes et une jeune femme, serrés les uns aux autres faisant écran, mais à quoi ?
Je m’approche. Surprise... Au milieu de cette masse aux visages tendus, non pas un animal contenu, mais un jeune homme traqué, pâle, décomposé, en pleurs ; il est africain. Il est menotté dans le dos et comme pressuré par ses geôliers. Il gémit "Vous me faites mal, je veux voir ma fille"… Ma curiosité n’est pas la bienvenue. J’ai compris.
J’interroge : C’est une expulsion du territoire ? La réponse est laconique. "Oui monsieur, une décision de justice, regagnez votre siège, il n’y a rien à voir". Je connais le processus de reconduite dans les pays dits- d’origine. Je l’ai dénoncé maintes fois avec mes amis de la Ligue des Droits de l’Homme et d’autres. Passé le premier moment d’émotion, je décide d’aller vers l’avant de l’habitacle et de prévenir les passagers qui s’installent :" Il se passe des choses pas catholiques à l’arrière". Peu à peu, les gens s’approchent, questionnent. Le ton monte. "Vous me faites mal, je veux voir ma fille"…
Maintenant, l’avion est plein, mais ne donne aucun signe de départ. Les hôtesses s’affairent, rassurent, comme gênées, mais ne parviennent pas à détendre l’atmosphère. Les passagers s’agitent, de plus en plus nerveux. Monte alors par l’arrière un policier de la PAF (police aux frontières), très déterminé, autoritaire. C’est le chef. Il ordonne à tous de s’assoir, sans quoi, il va faire débarquer « les belligérants ». La fronde continue, s’amplifie ; la confusion s’installe.
"Je veux voir ma fille"… Je laisse moi aussi deux filles en France, mais je les reverrai bientôt, moi. Le chef se déplace de siège en siège "Assis, pas de photos, sinon... Il passe près de nous, nos regards se croisent. Nous nous sentons « sur l’œil ». Christine pleure, d’émotion, d’indignation, de dégoût ; l’autre détourne les yeux. Que ressent-il ? A t-il des filles chez lui ?
C’est alors que par le hublot , nous voyons apparaitre un cordon de police, casques, boucliers, matraques, toute la panoplie de ces « travailleurs » de l’Etat-policier. Ils montent à bord et après un temps de palabres confus, s’élancent dans la travée, collés les uns aux autres, tels des chenilles processionnaires. Ils s’emparent d’une dame qui refusait de s’assoir. Elle ne dit rien, ne se plaint pas, assume son choix, son refus, sa tristesse. Je n’oublierai pas ses yeux, sa dignité, sa noblesse. Elle est débarquée sans ménagement.
"Je veux voir ma fille"… Le commandant de bord arrive, enfin. Je lui dis nôtre indignation. La situation va devenir intenable. Il faut débarquer ce malheureux. "Vous me faites mal, je veux voir ma fille"… Après quelques minutes de conciliabule feutré, on descend le jeune africain de l’avion. Un sentiment de victoire envahit l’appareil. Il est de courte durée. Une hôtesse a prévenu le chef que quelqu’un a pris des photos, il se dit journaliste. Les chenilles processionnaires reviennent et débarquent le photographe.
Il est 18h30. Le vol était prévu à 16h15. Je m’avance vers le chef avec beaucoup de précaution :"Maintenant que le problème est solutionné, rien ne s’oppose à ce que l’on réintègre les passagers débarqués". La réponse est édifiante. "Dans nôtre travail, monsieur, nous ne pouvons pas perdre la face". Quel travail ? De quoi parle-t-on ? Cela est un travail ?, plutôt un contrat de mercenaire au service d’un état policier.
L’avion a finit par décoller. Mon voisin demande « à quelle heure on mange ?" Je pense au regard de cette dame qui doit être en garde à vue, peut-être en comparution immédiate et prison ferme pour refus d’obtempérer à la force publique. Ce ne sont pas les attentions forcées du personnel de bord, le mauvais champagne et autres compassions qui nous feront passer cette boule dans la gorge.
A la sortie de l’avion, au moment où le personnel au grand complet, en rang d’oignons, se contorsionne en courbettes ridicules, semblables aux condoléances d’enterrement, je dis « Nous sommes très choqués de la complicité que manifeste Air-France, fleuron de notre aviation nationale, envers cet Etat-policier et ses méthodes plus que douteuses ». La réponse d’une des hôtesses, celle qui avait dénoncé le photographe, me glace les os : « Nous ne faisons qu’obéir aux ordres ». Je ne répond pas, mais me revient en mémoire cet adage d’Anatole France : « Il est beau de désobéir à des ordres criminels ».
Christian Cabane